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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/395

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Nul souci d’elle-même ; mais au contraire une sorte d’éternel oubli de soi. Toute sa façon faisait l’aveu d’une extrême fatigue. Ses larges manchettes, roides d’empois, laissaient tomber des mains pâles et maigres. Sous le bras, elle tenait son parapluie gonflé d’eau, et un paquet ficelé dans un journal. De l’autre main, elle relevait sa jupe, et ses cottes de futaine noire : indifférente à tout ce qui fait le souci des passans, elle se troussait assez haut : on voyait ses pieds chaussés de pantoufles en cuir noir, sans boucles ni lacets, et les gros bas de laine noire tombaient à plis lourds le long de sa jambe. Son tablier mal serré, et les poches pleines, tirait sur sa taille. Dans sa lassitude, elle penchait de tout son poids, tantôt sur un côté du corps, tantôt sur l’autre. Certes, grande et si noble d’aspect, les épaules jeunes et larges, elle devait être d’une forme élégante ; mais il semblait qu’elle ne fût plus que l’ombre et le souvenir dédaigné d’elle-même. Elle se tenait sur cette place, comme une fille des champs, quand elle reprend haleine et, redressant son dos courbé, se donne un moment de repos, appuyée à la haie.

Elle était très blonde ; ses joues longues, son teint d’une exquise pâleur, animé d’un peu de fièvre ; et sur ses longues lèvres, sa bouche calme et virginale, un reste de sourire semblait prolonger son long menton un peu carré et ses paupières au dessin allongé.

Ses doux yeux d’ardoise étaient exténués ; les paupières gonflées enchâssaient le regard d’une lumière pâle. Sur sa tête, le vent agitait la cornette comme un gros oiseau de linge froid. Elle avait cet air frileux et incertain, qui est celui de l’aube, et la couleur d’une femme qui a veillé toute la nuit, jusque dans la pleine clarté du matin : elle avait dû prendre quelque repos vers le milieu du jour, et à la hâte baigner d’eau froide ses joues chaudes. Car les yeux d’un mourant venaient sans doute de s’éteindre sur les siens, et c’en était le reflet irrévocable que je reconnaissais sur son visage.

Simple et sans apprêts, sans témoins, cette fille de la charité, croyant les dissimuler toutes, avait toutes les beautés de la femme. Ibsen ne l’a pas vue ; mais il l’a cherchée, je le sais. Un homme vraiment homme ne peut pas méconnaître la beauté qu’il n’a point et qu’il préfère à toutes : celle qu’il espère de toutes les femmes, depuis qu’il a perdu les caresses de sa mère, et qu’il attend presque toujours en vain.