Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/398

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— ou de ne point paraître. Mais quoi ? se mêler de refaire le genre humain, et de couler la morale dans un nouveau moule ? Il faut que le médecin soit notre bourreau, puisque nous sommes sa victime. Il faut qu’il soit le dur greffier de la terre, l’huissier de la mort et du supplice. N’est-ce pas assez ? Qu’il enregistre notre exécrable défaite, puisque telle est la misère de notre condition qu’il nous faut aller là, où le mensonge se consomme. Que le fossoyeur ne se mêle pas de faire l’apôtre, le poète ni le chantre ; mais qu’il achève sans pitié la bête à demi morte, — et qu’il cache aux autres la vue du charnier.


vii. — tolstoï et ibsen

Cependant, à l’autre bout de l’Europe, tantôt dans sa maison natale, tantôt en Crimée, aux portes de l’Asie, depuis trois ans, Tolstoï se meurt. Deux coups d’apoplexie n’ont pas abattu Ibsen ; il s’est relevé ; il n’a encore touché terre que des genoux. Tolstoï, lui non plus, ne se laisse pas atterrer ; et, quoique frappé, il dresse haut la tête ; toujours le menton levé, il offre son front courbe, comme un miroir, à la lumière.

Au prix d’Ibsen, Tolstoï pourrait passer pour n’être pas intelligent. Il va plus loin, et reste en deçà. Il est pratique à l’infini. Le fait d’être homme et vivant, non l’idée, voilà ce qui l’occupe. Si on lui accorde son principe, il est difficile de lui refuser le reste : c’est le bonheur de vivre pour soi en vivant pour les autres ; et à moins de l’assurer aux autres, qu’on ne se l’assure pas. La pensée de Tolstoï est maternelle à tout ce qui respire ; l’amour de la vie en est l’organe. Jamais il n’a pu comprendre le droit de l’intelligence à détruire ; ni surtout que l’intelligence s’exerçât, de préférence dans la destruction ; il y voit un non-sens, une corruption absurde. Tolstoï ne sait pas encore que le cœur lui-même peut devenir l’artisan d’une suprême catastrophe.

L’intelligence n’épargne rien. Elle porte la guerre dans toute la contrée ; puis, restée seule, elle se met à la question ; et, dans la citadelle où elle s’enferme, elle passe le temps à se torturer. Ce front large, haut et rond, d’Ibsen est le bastion que je veux dire : la dure loi de la négation règne dans l’enceinte de cette pensée, derrière les remparts et les triples grilles. Et de toutes parts à l’entour, les fossés circulaires du néant.