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En vérité, l’espérance de Tolstoï paraît sans bornes ; l’espérance est un voyage ; point d’espoir pour qui ne peut sortir de soi. Ibsen n’a que la vie, et déteste la mort ; jusque dans la mort, Tolstoï aime la vie. Il y croit, parce qu’il n’est pas réduit à lui-même.

L’un au Sud, l’autre au Nord, l’un aux confins de la solide et maternelle Asie, l’autre au bord du fluide océan et de la brume, les deux grands luminaires se couchent. Ibsen frappe à la tête, pour tuer. Tolstoï heurte au cœur, pour éprouver la vie. À la tête, Ibsen est frappé ; et Tolstoï au cœur. Leurs maladies mortelles les séparent encore. La mort pour Tolstoï n’est rien ; je l’en crois, quand il dit qu’il l’attend avec joie ; il la réclame, il la flatte. Il s’y fait, dit-il ; il sait gré à la maladie de l’y aider peu à peu et de l’y introduire ; il savoure avec douceur l’avant-goût du grand calme. Il ne la maudit pas ; il la bénit : il ose la bénir. Il aime les souffrances ; il en parle à la manière de Pascal, mais sans passion et sans fièvre. Il a le foie et le cœur atteints, à cause de l’éternel souci qu’il s’est donné des autres. Dans la dernière image qu’on a prise de lui, courbé, sur les genoux, maigre et défait, ravagé, la taille réduite, les épaules obliques, le corps n’emplissant plus les vêtemens presque vides de chair, le front sec, les tempes brillantes d’un divin chagrin, tout plissé de rides comme une terre où le labour de la mort a tracé des sillons, Tolstoï est tout yeux et tout oreilles : il écoute une voix ; il a vu sous l’écorce de la vie, là où, dans la nuit, une mère immobile appelle. On pleurerait de le voir ainsi : parce que la mort d’un tel homme est plus triste, quand on sent qu’il l’accepte.

Ibsen, lui, n’est pas si soumis. Il lutte ; il se débat en silence ; il maudit l’ennemie. Il sourit amèrement. Il ne tendra pas le col ; il hait la présence cruelle qui disperse les trésors d’une grande âme, trois grains de blé et une poignée de paille. Il n’a point de complaisance pour la maladie ; tous ses nerfs sont à vif ; la révolte lui fouette le sang et la bile.

Ces deux hommes, de charpente robuste et d’estomac puissant, ont été riches en passions fortes : elles durent chez Ibsen, et se lamentent en secret ; tandis qu’en Tolstoï elles sont toutes asservies. Je voudrais croire comme lui : car j’ai vu ce que vaut l’homme de foi pour vivre et pour mourir.

Tolstoï excite un grand amour dans son agonie. La pensée