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point ; clairvoyant et dans la pleine possession de son génie, il en sait le ridicule : le moi ne dépend que du moi. Ainsi donc, les démocrates qui sont tous théologiens, ne sont pas bien justes quand ils s’en prennent à la théologie, et recourent au sens propre : dans l’église la plus roide en discipline, il y a peut-être plus de place pour la foi des démocrates que dans le moi le plus libre.

Si même j’ai pitié des hommes, et si je les aime dans leurs misères, il ne s’ensuit pas que je fasse passer les leurs avant les miennes, ni que je me préfère le genre humain. Car il peut arriver que je n’aime ni lui, ni moi. C’est en effet ce qui arrive. Ibsen m’en est garant.

Dans l’océan des hommes, dans la tourmente de l’infini, je suis comme la barque à un seul rameur, pour tout faire, pour tenir la barre et veiller à la voile ; j’ai mis à la cape dans la vie ; et je fuis dans le temps. À la vérité, je ne sais pas pourquoi : l’issue est certaine, et je ferai toujours naufrage ; mais tel est le moi : il ne pense qu’à son salut, ou, si l’on veut, à sa perte. Que m’importe tout le désert, tout ce vide éternel, toutes les vagues de la tempête, tous les sables de l’océan, quand bien même en chaque atome il y aurait un homme ? — Je ne puis tenir de frères que de la main véritable d’un père. Les discours, ni les vastes mots ne sont pas assez paternels pour mon âme ; les plus belles paroles n’ont pas assez de sang pour mon cœur, qui est de sang. Et même les plus belles, qui sont abstraites, me semblent les plus mortes. Pourquoi non ? Suis-je si sûr de vivre ? — C’est là aussi que je ne puis avoir foi, faute d’un père : pour l’accepter, il faudrait au moins connaître celui qui m’a fait ce don mortel de la vie.

Ibsen a cessé d’être démocrate, quand il a cessé de croire. À quoi ? — À tous ces mots, qui sont des morts et qui n’ont ni chair ni sang. Ce qui fait l’espérance et la paix des esprits médiocres, fait le désespoir des autres. Les idées sont presque toujours les mêmes en tous les hommes : ce sont les hommes qui diffèrent.


L’auberge dans le désert. — La Norvège montre Ibsen, comme étonnée de l’avoir produit. Il est le grand spectacle de Christiania ; on va l’y voir ; on y mène les étrangers, on le nomme dans la rue, et dans la salle publique où il lit les journaux, en buvant une boisson forte, on le désigne aux curieux.