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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/401

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on lit un lexique. Mais d’où vient que les démocrates ne voient pas leur étrange ressemblance avec les théologiens ? — Ils ont des dogmes ; ils sont assurés de savoir le fin mot du monde ; ils ont la vérité, et ne doutent point que ce ne soit la bonne. C’est les dogmes qui font la théologie : mais à la condition de n’être pas variables. Les démocrates varient comme les appétits. Je suis bien loin de dire qu’il n’y a point de vrais démocrates, sinon les religieux ; mais il n’y en a point sans quelque religion secrète ; le plus souvent elle s’ignore. Un démocrate n’est pas prudent qui se fonde sur l’esprit. Tous, ils ont foi au grand nombre. Telle est leur idolâtrie[1].

Chaque homme, à son compte, peut croire qu’il est fait pour tous les hommes. Vivant pour soi, qu’il vive pour le genre humain, je l’admets, dès qu’il s’en propose le devoir. Mais que son devoir en soit un pour moi, je ne sais où il le prend. Et je ris qu’il m’y force. Car est-ce là cette liberté fameuse, que je sois forcé de faire contre mon sentiment ce qu’un autre décide bon que je fasse, parce qu’il lui plaît à faire ?

Les démocrates sont gens de foi ; et la preuve, — qu’ils ont en moi un hérétique. Je ne vois aucune raison que leur foi doive être la mienne ; et précisément parce qu’ils veulent que ce soit une raison. Le sentiment a fait leur croyance ; mon sentiment fait le contraire. Ce qu’ils invoquent contre moi, est ce que j’invoque contre eux. Je doute de leur droit sur ma vie par la même démarche qui les rend si hardis de n’en pas douter eux-mêmes. Ils sont théologiens par les dogmes ; mais il manque la pièce principale à leur théologie, celle qui porte toute l’armure, et proprement la forme. Ce ne serait pas trop d’un dieu pour m’ôter à moi-même. Comment donc m’y ôteraient-ils, puisque je n’y réussis pas ? — Pratique de ma prison comme je suis, et la détestant d’une telle haine, il faut que l’attache soit bien forte pour que je ne puisse la défaire. Je suis à la chaîne dans le cachot de ma pensée, et quoi que je fasse, je n’en sors pas. Si je suis démocrate, le hasard est heureux, et de ma part c’est bonté pure : car, pourquoi ne serais-je pas tout le contraire, avec le même droit ? Le moi sait justifier toutes ses démarches, parce qu’au fond il n’en justifie aucune : aveugle et brutal, il ne s’en soucie

  1. La majorité a toujours tort, en effet, dit Ibsen, — la maudite majorité compacte. Et à ceux qui bénissent le grand nombre il répond ainsi par une malédiction.