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— qui est la religion. La morale ne lui rendra pas la pareille : elle ne peut. C’est à la vie même que se lie la religion ; elle procède de l’instinct le plus puissant dans l’homme, le désir de vivre. La morale n’est, toute seule, qu’une règle générale de convenance : il s’agit d’accorder les actes et les appétits de chaque homme à ce qu’exige le puissant instinct commun à tous. C’est pourquoi la morale varie ; et la religion ne s’en soucie guère : elle ne s’inquiète pas de ses variations ; car le fond de l’homme demeure le même.

Il n’est pas un de ceux qui invoquent les anciens, qui pût souffrir, un seul jour, la vie antique. Goethe était plus prudent : il voulait que l’on accordât l’ancien plaisir de vivre et la souffrance nouvelle. Et enfin, ces temps sont fabuleux. Quoi encore ? Les grandes âmes, dans l’antiquité, étaient tristes aussi.


L’ironie n’est pas médiocre de voir les grands esprits rejeter la religion, sans pouvoir se défaire de la morale. Ibsen est admirable dans cette entreprise. On lui croirait des remords. Je sais bien ce que c’est : sur les ruines, c’est le cri de la vie.

La morale est le journal de la religion. On brûle tous ses livres, et on ne peut se passer de lire le journal. Ibsen se rend peu à peu entièrement libre de Dieu, du culte et de toute église. Il ne se délivre pas de soi. Il essaie en vain de dépouiller la morale. Pas un homme un peu profond ne ferait mieux que lui : nous nous regardons trop faire. Quand nous invoquons le plus la vie, et que nous portons plus avidement la main sur elle, c’est qu’elle nous échappe. De quoi s’affranchit-on ? — De la vie, et non de ce qui la gêne. On ne dépouille pas même l’instinct de vivre : on ne rejette que le goût qui y attache. Et l’on ne peut se délivrer de la conscience. C’est le contraire qu’il faudrait faire, si l’on était sage ; mais c’est ce qui n’est pas possible. La sagesse ne manque pas tant que les moyens.

Pour être libres, et par une pente fatale, nous détruisons tout ce qui n’est pas le moi : c’est en vain. Bientôt, en dépit de tous les efforts, le moi rétablit ce qu’il a voulu détruire. Mais la joie a payé les frais de la guerre.

Quiconque arrive à la connaissance de cette détestable contradiction, se désespère : il s’est découvert une incurable maladie. Et ceux qui ne la découvrent pas, font pitié à penser : ce sont des infirmes qui proposent leurs béquilles et leur paralysie en