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panacée non seulement aux malades, mais aux gens bien portans.

L’esprit n’exige aucunement le bonheur de l’homme, ni la vie. Voilà ce qu’on ne peut trop redire. Cet impassible ennemi tend à tout le contraire. Comme s’il devait tant s’agir de l’esprit, quand il s’agit d’abord de vivre ?

Ibsen se replie sur soi-même, comme la forêt que courbe un éternel orage, et le vent la fait moins ployer qu’il ne la violente. Ainsi nous tous, qui sommes sans espoir, nous vivons en Norvège. C’est un climat de l’âme ; et il règne aussi en Angleterre, quelquefois, et parfois aussi en Bretagne. On peut quitter un pays, et se porter dans un autre ; on laisse l’océan derrière soi. Peut-être même, l’amour aidant ou, s’il en est, une autre occasion divine de fortune, — l’âme connaît-elle diverses saisons. Mais le climat de la pensée, une fois établi, ne varie guère ; l’intelligence le fixe une fois pour toutes ; et le siècle nous y retient avec une inflexible rigueur. On ne s’échappe pas ; ni on n’échappe au monde, ce qui est pis. Que ce monde-ci croie à la joie, et qu’il la goûte, ou qu’il ait l’air d’y croire, il fait comme s’il y croyait. De là vient la loi sans pitié que la foule des hommes fait peser sur l’homme sans espérance. Il n’est pas aimé, ni même haï, si l’on veut : il est mis à l’écart. Il a voulu l’être ; ou plutôt il y a été forcé, en vertu de sa nature, à raison de ce qu’il est et de ce que sont les autres. Mais combien ils se sont tous compris, à demi-mot, sans se concerter, pour rompre tous les ponts entre les deux rives ! Voilà notre Norvège et le climat social de ceux qui, privés de Dieu, ne se peuvent passer de Dieu ; à qui la vie ne rend presque rien de l’immense trésor qu’ils y placèrent, et qu’ils y ont perdu.

Il n’est pas si facile que les rhéteurs et les médiocres le prétendent, de se faire un Dieu du genre humain. Le corroyeur de Paphlagonie a beau se frapper sur la cuisse, le dieu dont il est membre, et l’une des plus fortes bouches, ce dieu n’est pas de ceux qu’on accepte les yeux fermés, ni à qui l’on se livre : car adorer, c’est se livrer. Mais au contraire, ceux qui ont été si puissans que de se soustraire à toute contrainte, et de tout immoler, même le bonheur, à la passion d’être libres, ceux-là, qui ont repoussé le meilleur maître et le plus beau de tous, ne sont pas près de se livrer à la première puissance venue. Eût-elle nom « Humanité, » elle n’est pas si belle que son nom ; et comme il faut toujours que des hommes vivans fassent un corps aux