Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/415

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chiffres : à l’avoir de mon bien, plus qu’une page ; plus qu’une demie ; plus que trois lignes ; plus… Qui me consolera dans l’ignoble extrémité de ne plus être ? Sont-ce les hommes ? Mais ils continueront bien d’être sans moi. Il faudrait que je crusse infiniment à moi-même, pour un peu croire à vous. Mon éternité seule pourrait être le gage de la vôtre.

Vos bons offices ne m’aideront pas à mourir. La sainteté ne dépend pas de vous. Il est trop tard. Je vous en veux de ce que vous n’avez pas fait, d’abord, en voyant ce que depuis vous vous mêlez de faire. Vous m’aideriez bien à mourir ? — C’est à vivre qu’il fallait m’aider : j’y aurais pu garder foi ; vous l’avez ruinée de bonne heure, au contraire. Je n’ai rien dû qu’à moi seul. Et s’il n’avait tenu qu’à vous… Désormais je suis pour moi-même ce qu’autrefois vous fûtes ; et ce que j’étais alors pour moi, vous l’êtes en vain : je n’y crois plus.

Je vous le dis amèrement : vous ne m’avez pas connu.

La force de l’homme qui ne s’emploie ni dans la politique, ni dans les journaux, ni dans les affaires, ni dans les armes est ce que l’on connaît le moins. Il n’est médecin ou savant ingénieur qui ne se croie bien plus utile qu’un saint ou qu’un grand poète, — et, après tout, qui ne le soit. Je n’y contredis plus. Mais quand les gens d’affaires, le soir, se mettent au lit, ils se couchent assurés d’avoir donné un effort incomparable, ayant usé du jour à leur profit, et à celui des autres hommes par surcroît. C’est en quoi ils se trompent. Pour le prix et l’utilité, il va sans dire que le labeur de ces hommes affairés vaut son poids d’or ; et chaque médecin, chaque journaliste est un digne Titus qui, sur le tard de la nuit, peut se rendre le témoignage de l’empereur romain. Mais pour la force et la valeur qui bat au cœur d’un homme, un saint dans sa cellule, et le grand poète devant son écritoire, ne souffrent pas qu’on les compare à personne ; et pourtant, ni le premier ne se vante, ni le second n’est sûr de rien. Ils disent comme moi : « Je suis ma propre ombre… Ma conscience inquiète me torture. J’ai vu, soudain, que tout, vocation, travail d’artiste, et le reste, ce ne sont que choses creuses, vides, insignifiantes au fond[1]… »

Il vous est trop facile aujourd’hui de m’entourer, après m’avoir condamné à la fuite. Qu’ai-je à faire de vos louanges ? Ce n’est

  1. Quand nous nous réveillerons,… Acte II.