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front, à la racine du nez, le trident du Destructeur, roi de la mort et de la vie, du dieu porteur de crânes en qui se sont concentrées les plus sombres, les plus folles et les plus géniales ardeurs de l’imagination hindoue. Il faut avoir visité les temples de Siva, marché dans le sang fade des chèvres, qu’on égorge à Kali, dans la fiente des vaches sacrées, il faut avoir aperçu les terribles et minuscules poupées noires dans la nuit des naos, il faut avoir senti l’air de fièvre et de folie qui circule en ces lieux au son des trompes, au battement des gongs, sous les écrasans et foisonnans pylônes, parmi les architectures de cauchemar, les statues grimaçantes et dansantes, les figures à dix bras, à têtes multiples, à trompes d’éléphans, — il faut avoir entrevu et senti tout cela pour bien comprendre la tristesse de l’Inde et tant de physionomies anxieuses, maniaques, sauvages que l’on y rencontre.

Ceux-ci rêvent dans une détente de tout leur être, le front barré d’un pli habituel. Le regard est atone, la cornée tout obscurcie, cornée des races sombres, toute baignée de jaune trouble où nage et fond la liquide prunelle.

Deux d’entre eux se lèvent tout à fait. Comme ils sont grands ! De la tête aux pieds, la peau ressemble à celle du buffle : une sorte de caoutchouc noir, mais terne, embué, — très différent de l’ébène brillant et gai du nègre africain. Etonnante longueur des jambes, toutes sèches, tannées, au jarret étiré et très mince, rappelant celles du chameau dont elles ont la patience, l’allure sans hâte, sans fatigue, pour les marches dans la poussière, sous le feu du Dekkan.


Mais nous sommes en Birmanie, pays de monastères et de pagodes bouddhiques. Que cette religion paraît simple et calme quand on arrive de l’Inde ! On y sent une sorte d’anémie, une douceur éteinte comme aux yeux de ses moines.

Une pure morale, nulle floraison de mythe ou de théologie, nul clergé ; des kyrielles de formules qui rabattent de sages préceptes ; point de temples proprement dits ; des pagodes sans mystère qui ne sont que des monumens votifs où l’on vénère les images et les reliques du fondateur ; des couvens enfin, où les religieux ne cherchent que la paix, — à voir ici ce qu’est le vrai bouddhisme, on conçoit que l’Inde l’ait jugé pauvre. Il lui fallait plus de rêve coloré, plus d’images d’effrois et de voluptés, plus