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mot l’Angleterre, le pays classique du libre-échange et auquel le libre-échange a si merveilleusement profité depuis une soixantaine d’années, deviendrait subitement protectionniste contre le reste de l’univers, tout en restant libre-échangiste à l’égard de ses colonies, sous condition de réciprocité.

Il a fallu à M. Chamberlain une grande hardiesse d’esprit pour concevoir un projet aussi aventureux, et vraisemblablement une grande force d’illusion pour le croire réalisable. Depuis 1846, c’est-à-dire depuis le succès de la ligue de Cobden et l’abolition par Robert Peel des droits sur les céréales, l’Angleterre vit en pleine liberté commerciale et s’en trouve bien. Plusieurs générations d’Anglais se sont succédé depuis cette époque, et chacune s’est attachée davantage à des principes économiques qui, l’épreuve une fois faite et le succès constaté, ont fini par se présenter à leur esprit presque comme un dogme. Il y a eu sans doute quelques déviations partielles aux principes, et on a pu constater, dans ces derniers temps, un peu d’hésitation dans la foi absolue qu’on leur avait longtemps portée ; mais ce sont là des détails peu importans, des symptômes encore peu concluans dans un ensemble de choses dont les traits essentiels semblaient immuablement fixés. Il n’y a pas d’entreprise plus téméraire que de s’en prendre, presque sans préparation, à ce qu’un peuple a longtemps considéré comme la vérité, surtout lorsqu’il a pris l’habitude d’y voir la sauvegarde efficace de ses intérêts les plus précieux. Si nous les qualifions ainsi, ce n’est pas avec l’intention de dire qu’aux yeux de l’Angleterre, les intérêts matériels soient supérieurs à tous les autres ; mais il y a autre chose dans la question, il y a la vie à bon marché qu’on a voulu assurer aux classes pauvres, et on y a réussi. C’est par-là que la grande réforme de 1816, et toutes celles qui ont suivi dans le même ordre d’idées, ont eu un caractère politique, moral et social, très prononcé.

Beaucoup de personnes ont même cru qu’en 1846 la grande aristocratie anglaise, qui détenait d’immenses domaines terriens, a voulu justifier, et sauver ses privilèges en faisant, sur ses bénéfices agricoles, des sacrifices intelligens et généreux dont les classes laborieuses étaient appelées à profiter. Il est certain qu’à cette date, et on l’a beaucoup répété pendant ces derniers jours, l’Angleterre a un peu subordonné les intérêts de son agriculture à ceux de son industrie ; mais, à supposer qu’elle ait perdu d’un côté, elle a si largement gagné de l’autre que la compensation a été tout à son avantage, et qu’on rencontre aujourd’hui des difficultés et des résistances aussi difficiles à