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détriment. M. Balfour reste libre-échangiste en théorie et il le dit très expressément ; mais il constate avec regret que l’Angleterre est aujourd’hui le seul pays du monde qui ait maintenu intégralement les sains principes de la liberté commerciale, et ce n’est pas assez, car, pour pratiquer le libre-échange, il conviendrait au moins d’être deux. L’Angleterre s’est fait une généreuse illusion en 1846 : elle a cru que les bienfaits de la liberté commerciale seraient appréciés par les autres nations comme par elle-même, et que l’exemple qu’elle donnait serait suivi. Il n’en a rien été, et, tout au contraire, le protectionnisme sévit partout avec un redoublement d’intensité. Dès lors, la situation de l’Angleterre tourne pour elle à la duperie, puisqu’elle ouvre son marché aux autres et que les autres lui ferment les leurs. Telles sont les conclusions auxquelles son enquête personnelle a conduit M. Balfour. En fait, tout cela est incontestable ; mais, en fait aussi et malgré tout cela, le développement industriel et commercial de l’Angleterre a été prodigieux depuis un demi-siècle, et il est permis de se demander s’il aurait été ce qu’il a été et s’il continuerait d’être ce qu’il est avec un autre système. M. Balfour le croit, au moins pour l’avenir. Il est d’avis que l’Angleterre doit reprendre sa liberté à l’égard des autres nations et en user pour leur poser des conditions et leur dire : « Nous ne vous ouvrirons notre marché que si vous nous ouvrez le vôtre, et dans la même proportion. » En un mot, M. Balfour, par amour du libre-échange, — amour, hélas ! méconnu et mal récompensé, — pratique le protectionnisme le plus pur, mais dans un domaine limité. On voit par-là que, dans la pratique, son accord ne va pas très loin avec M. Chamberlain. Qu’importe à ce dernier que l’industrie anglaise obtienne quelques satisfactions sur les marchés étrangers ? C’est un avantage peut-être, mais il le juge à sa juste valeur, qui est médiocre. Ses vues, à lui, sont plus amples et plus hautes. Son but est tout politique. Il veut augmenter la cohésion de l’Empire en habituant toutes ses parties à mêler leurs vies, à se mettre même dans une véritable dépendance les unes à l’égard des autres, enfin à se suffire mutuellement. C’est ainsi qu’on fait du ciment impérial. Quant au reste du monde, on le tiendra à distance par des tarifs suffisamment élevés.

La publication de la brochure de M. Balfour devait amener le dénouement. On n’a pas eu à l’attendre longtemps : dès le lendemain, M. Chamberlain donnait sa démission de ministre des Colonies. Il l’a fait, d’ailleurs, avec beaucoup de convenance, c’est-à-dire avec une grande simplicité dans la forme, sans reproche, sans récrimination contre personne : bien plus, il a donné son approbation à M. Balfour.