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jaunes, sous les hélianthes grands ouverts des parasols chinois. Un nombre surprenant de bonzes : presque tous les hommes, — simplicité magnifique, — portent la draperie orange des saints mendians ; pieds nus ils vont, le crâne rasé, d’une démarche modeste, une palme sèche à la main.

Il y en a trop, de ces sanctuaires. Leurs images se superposent et se mêlent dans la mémoire. Le soir il reste une confuse vision d’ors et de lumières, de foules marmottantes et prosternées, de bouddhas aux gestes pareils, un hallucinant souvenir d’air épais, d’encens, de parfums troubles mêlés sous des voûtes à l’odeur, à la chaleur des cierges.

Je revois surtout la pagode Arakan, sa pyramide vermeille à la limite de la ville, tout près de la forêt où pointent les monumens de la vieille Amarapura. De longues galeries entre des colonnades et des murs peinturlurés de fresques religieuses ; tout le long de ces corridors, des ribambelles d’échoppes, leurs étalages de joujoux, — vert et rouge aigus, — leurs bestioles de bois ; et, sous les voûtes, une population spéciale qui vit là, qu’on ne voit pas dans les rues, le plus nauséeux salmigondis de magots, de gueux, de béquillards, de culs-de-jatte, un grouillement bégayant et doux : esclaves de pagodes, lépreux-parias, bonzines octogénaires, tous ces vieux, tous ces bancroches se pressant, se poussant, courbés, tâtonnans, aux dévotions, portant pour les offrandes les petits plateaux de fleurs et de riz.

Au cœur de cette pouillerie, le dieu de ces misérables : un Gautama doré, colossal, au fond d’un antre d’or ; une figure géante, vraiment, et prodigieuse, car sa légende le fait remonter jusqu’aux temps du Maître lui-même, qui, de ses propres mains, aida les hommes à la mettre debout. Pour l’amener d’Akyab, il y a cent vingt ans, et faire passer les montagnes à cette masse de métal, il fallut un miracle : un roi très dévot sut l’attirer par les sortilèges de sa piété.

C’est aux pieds de cette imago qu’il faut voir le bouddhisme pour sentir à quel point c’est une religion de foules, de parias, — Nietzsche eût dit : d’esclaves, — engourdissante, stupéfiante, molle et douce comme un onguent aux plaies des misérables, faite pour endormir les énergies des forts, — le contraire du véhément et farouche islamisme. Autour de la grande figure bonasse, sur les rochers d’or, sur ses pieds d’or, sur ses genoux, ses épaules, des légions de cierges collés brûlent comme pour