croquemitaines, de ces génies maléfiques, — les vrais dieux indigènes de ce pays, survivans des vieux cultes préhistoriques, et qui le soir redeviennent actifs, se mettent à hanter les murs de ce couvent. Nats et Bilous, c’est un peuple invisible ; ils rôdent, volent autour des hommes, leur jettent les sorts, les maladies, les désastres. Ils habitent les trous, le dessous des maisons : il doit y en avoir beaucoup sous ce monastère, dans l’ombre noire, entre les dragons rouges. Pour retraites ils ont aussi les rochers, les racines des arbres, le tronc, les feuilles. Entre les palmes, on dispose des tasses d’eau dans des cages pour que ces Horlas viennent s’y rafraîchir. La plupart inspirent une grande épouvante. Quand Mandalay fut fondée, cinquante hommes vivans furent enterrés aux limites de la ville pour que leurs âmes gardiennes la défendent contre les approches des plus redoutables nats. Vieux rêves de l’homme, premières créatures de son esprit, qui le suivent depuis le commencement de son histoire, le hantent, dont il s’effarouche comme le cheval de sa propre ombre. Voici que nous les retrouvons, ces fantômes, pareils à ceux dont parlent les anciens textes magiques d’Egypte et d’Assyrie. On les invoque par les mêmes formules : on les apaise par des charmes semblables. Et le bouddhisme adopte ces génies comme autrefois les devas de l’Inde ; il leur donne une place dans la série des êtres, — dieux, esprits, hommes, animaux, — qui, visibles ou invisibles, ne diffèrent point d’essence, puisque aucun n’est véritablement, puisque tous sont des formes du devenir et de l’illusion, puisque chacun monte ou descend à travers ces formes, suivant son mérite ou son démérite, jusqu’à l’épuisement, après tant de vicissitudes, de son principe de vie, jusqu’au nebban qui l’affranchit à jamais.
On allumait de petites lampes quand, enfin, nous sommes entrés dans le monastère. Vagues lueurs précieuses des murs et des grosses colonnes. Celles-ci soutiennent des étages successifs de plafonds, correspondant aux niveaux différens des sept pyramides de toits superposés. Les plus grosses sont si hautes qu’on ne les voit pas finir, et leur secrète splendeur s’éteint en montant dans la nuit.
Nous n’avions pas vu d’abord que cette ombre était habitée : nul mouvement ne dérangeait le profond silence. Peu à peu se révélèrent de graves silhouettes de moines, le jaune de leurs draperies à demi fondu dans l’obscurité dorée.