mélancolique. Cela m’a souvent attristée, mais je n’y pouvais rien, et j’ai dû en prendre mon parti, espérant que le temps, qui change tant de choses, te changerait peut-être aussi. Là-dessus est venue ta lettre. Ce ton sérieux et calme, venant de l’âme et allant à lame, m’a tirée de mon repos. Serait-il possible que tu eusses manqué ta vocation ? Il faut, dans ce cas, que je mette tout en œuvre pour te sauver : je sais ce que c’est que de vivre contrairement à ses goûts… »
Elle lui montre ensuite les deux routes qui s’ouvrent devant lui : d’un côté, une vie aisée et considérée dans une grande ville, avec des relations dans tous les grands ports de l’Europe ; de l’autre, un effort surhumain pour rattraper le temps perdu, et, au bout, une existence laborieuse, simple et retirée, avec l’estime de quelques-uns et la satisfaction que donne la noblesse du but poursuivi. « Considère tout cela, ajoute-t-elle, et choisis. Mais, ton choix fait n’hésite plus et ne faiblis pas, et tu atteindras sûrement le but que tu te seras proposé, quel qu’il soit. Je ne te dis pas de ne pas me tromper, car je connais ta pure et profonde loyauté ; mais, je t’en conjure les larmes aux yeux, ne te trompe pas toi-même. Entre en conseil avec toi, sérieusement et honnêtement : il s’agit du bonheur de ta vie et de la joie de mes vieux jours, car ce n’est que de toi et de ta sœur que je puis attendre encore une compensation pour ma jeunesse perdue. Je ne supporterais pas de te savoir malheureux, surtout si je devais me reprocher d’avoir causé ton malheur par trop de condescendance… »
C’est en cette circonstance que Johanna Schopenhauer se montre sous son meilleur jour. Elle marque bien, dans sa lettre, ce qui la distingue de son fils, et ce qui bientôt les séparera. Elle avait cette mobilité d’esprit, cette faculté d’adaptation rapide qui fait les natures heureuses, parce qu’elle leur permet de prendre toujours leur part, grande ou petite, des jouissances de la vie. Ses enfans ont pu lui reprocher plus tard un défaut d’économie, de prévoyance, un peu d’égoïsme dans la recherche de ces plaisirs de l’esprit dont elle n’entendait plus être sevrée, peut-être même une certaine ingratitude envers l’homme qui, en l’enrichissant, lui avait donné le moyen de se les procurer. Mais, au moment où la carrière de son fils se décide, elle n’écoute que son cœur maternel. Un reproche plus grave que la postérité sera toujours en droit de lui adresser, c’est de nous avoir dérobé les