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lettres de jeunesse du futur philosophe. On aimerait à observer en lui et à l’aide de ses propres confidences la genèse de son pessimisme. Il avait dans le sang un fonds d’humeur noire. Ce fonds premier et héréditaire n’a pu que se développer dans la gêne de sa vie de comptoir. Il se défiait de tout le monde, et, à force de se défier des autres, il en était venu à se défier de lui-même : de là son irrésolution. Et, comme pour se dédommager de son incertitude dans l’action, il était devenu de plus en plus tranchant et amer dans ses jugemens. Ce qui augmentait son trouble intérieur, c’est qu’il sentait en lui la vocation philosophique, assez forte déjà pour lui donner des tentations de révolte, mais assez vague encore pour qu’il n’osât pas s’y livrer sans réserve. Dans un aphorisme qui date de 1807, il dit : « On a peine à concevoir comment l’âme immortelle, exilée dans le corps peut être arrachée de son apathie sublime et ravalée dans la petitesse de l’existence terrestre, au point de désapprendre complètement son état antérieur et de s’identifier avec une manière d’être qui, de son point de vue élevé, devrait lui paraître infiniment mesquine… L’homme passe sur un pont dont il ne connaît pas les fondemens ; il suit son petit sentier, sans penser d’où il vient, ni où il va, et ne considérant toujours que le pas prochain. » D’autres indications précieuses devaient être contenues dans ses lettres ; nous n’en avons que le reflet dans les réponses de sa mère.


IV. — LES ÉTUDES CLASSIQUES

Fernow calculait que, avec la connaissance qu’il avait des langues modernes, avec l’expérience qu’il avait acquise dans ses voyages, il faudrait à Schopenhauer quatre ans pour accomplir le stage des études classiques. Il ne songeait pas que rien n’égale l’énergie du rêveur qui est sorti de son rêve, ou de l’irrésolu qui a pris son parti. Schopenhauer n’eut besoin que de deux années ; encore furent-elles traversées par un incident dû à son humeur caustique. Il était entré au gymnase de Gotha, où enseignait alors l’helléniste Jacobs, auquel il a toujours gardé un souvenir reconnaissant. Il suivait à la fois les cours appropriés au degré de son instruction générale, et, pour l’allemand, le cours supérieur appelé la Selecta, sans compter les leçons particulières qu’il recevait du directeur, Frédéric-Guillaume Dœring.