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comme jadis, et dans ma plainte de santé il entre un peu trop de cette exigence. Le lait d’ânesse ne m’a pas fait mal, peut-être m’a-t-il fait quelque bien insensiblement, et peut-il en faire à d’autres, par la raison même de nos médecins ; ne sommes-nous pas un peu ânons ?

« Je me suis remis au travail, avec intermittence, comme quand je suis libre. J’ai achevé Lafayette cette quinzaine ; j’ai donné ce matin la première copie de Port-Royal à l’imprimerie. Voilà le premier bout. Cela défilera. Je vois peu de monde ; d’abord il n’y a presque personne ici. Mme de Tascher vient de partir elle-même pour sa terre. J’ai pourtant été hier à Saint-Germain, pour la première fois par le chemin de fer, chez mon ami Guttinguer[1]. C’est merveilleux : à neuf heures du soir sonnantes, je partais de Saint-Germain (6 lieues de Paris), et j’étais rendu à mon hôtel à dix heures sonnantes ; il avait fallu au pas traverser la moitié de Paris. Chez Guttinguer, je devais trouver Musset, qui loge pour le quart d’heure à Saint-Germain à une fashionable auberge où il pratique la vie de ses drames ; mais, gris le matin, il avait de plus un rendez-vous à Paris, et n’a pu être de retour à temps ; nous n’avons eu à dîner que son ami Tattet et un autre gentil monsieur, mais à peine éveillés de leur griserie et de tout ce qui s’ensuit. C’était triste au fond de les voir ainsi ; M. Bruguière, le compositeur, a chanté d’aimables chansons, celle du Bon vieillard de Béranger, dont la musique est de lui ; cela m’a rappelé nos soirs de Lausanne ! Guttinguer m’a montré force sonnets charmans. La vue si variée du haut de la terrasse de Saint-Germain m’a paru petite et maigre, après les Alpes… Et moi aussi, j’en suis !

« Voilà mes plus vives impressions, Madame, il me tarde bien que votre incertitude soit apaisée ! Combien je vous remercie de tous ces soins et renseignemens sur Mme de Charrière. Rien n’est de refus. Je n’ai que le Mari sentimental que je sais bien être de M. Constant. J’ai lu la Femme sensible, espèce de contrepartie par Mme de Charrière ; mais je ne connais pas la lettre à la dame blessée ; si je la recevais, je serais exact à la rendre.

« J’ai fait remettre chez Risler pour M. Ducloux des livres dus à M. Lèbre, un à Mlle Doy, et un certain médaillon pour vous, mais

  1. Cette visite à Guttinguer devait être la dernière de Sainte-Beuve. Cf., sur les relations de ces deux poètes, notre article du Mercure de France (août-septembre 1903), et lire les lettres inédites de Tattet à Guttinguer.