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par les jeter à la mer, mais, les habitans de la ville se plaignant que tant de morts empoisonnent l’eau du port, on oblige chaque ponton à conserver ses cadavres jusqu’à ce que des corvées viennent les chercher pour les ensevelir sur la côte. Quatre, cinq, six jours se passent sans que la douloureuse besogne soit accomplie. Un jour, dit un témoin occulaire, j’ai compté jusqu’à 98 morts sur notre gaillard d’avant.

L’îlot de Cabrera, où on les transporte ensuite, réserve aux survivans toutes les variétés de la souffrance humaine. Un désert, presque entièrement dépourvu de terre végétale, pas une habitation ; ni habitans, ni animaux domestiques ; des rochers, des grottes, des précipices, des arbustes épineux et rabougris, un petit bois de pins, une seule source pour toute l’île. C’est là que le gouvernement espagnol abandonne 6 000 Français qu’il condamne à se tirer d’affaire tout seuls comme Robinson. Encore n’ont-ils pas comme lui un bâtiment naufragé pour aller y chercher des instrumens, de la poudre et des armes. On ne leur fournit rien, pas une pioche, pas une bêche, pas un outil de maçon ou de menuisier. On les laisse tout nus sur la terre toute nue. C’est à eux de s’ingénier pour se construire des huttes, pour entretenir et pour raccommoder leurs vêtemens. On ne leur doit que quelques onces de pain et de légumes, apportés tous les quatre jours par une barque qui vient de Palma. Tant pis si la nourriture est insuffisante, si le gros temps retarde la barque, si l’on reste quelquefois jusqu’à neuf jours sans vivres, si les uniformes usés tombent en lambeaux, si la source unique tarit presque en été, s’il faut attendre pendant vingt-quatre heures son tour de boire une gorgée d’eau ! Le gouvernement espagnol n’en a cure, il ne répond même pas aux gémissemens des intéressés.

Comme sur les pontons de Cadix, des milliers de ces malheureux succombent en quelques mois. Beaucoup sont morts de faim, beaucoup de maladies causées par les variations de la température, par des nuits très froides après des journées très chaudes, beaucoup de nostalgie et de désespoir. Ils ont mangé des rats, des souris, des lézards. Ils ont fait cuire des plantes vénéneuses, des peaux de mouton, quelquefois même des débris de corps humains. Il y en a qui sont restés tout nus des mois entiers, la peau tannée par le soleil et par l’air de la mer. Il y en a que la misère et les privations ont rendus fous.

Lorsqu’en 1814, la paix étant conclue avec l’Espagne, une