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même du cerveau. Notre vie, au fond, n’est pas tenable : nous avons trop à penser. Il faut faire la Revue et Port-Royal : c’est trop de la moitié. Il faut vivre au jour le jour et penser à l’avenir ; je n’y tiens plus déjà. L’article d’Olivier n’a pu être mis au dernier numéro par suite de l’encombrement et du reste de ces longs articles Gœthe, Melanchton. Je crains que Buloz ne trouve trop longue la deuxième partie ; il ne l’a pas lue encore, mais seulement le commencement et la fin et avait trouvé l’épitaphe inutile. Nous arrangerons tout cela, et les noms de la Gruyère ne seront pas écorchés. Cette affaire du grand journal est ajournée faute du nerf, ce qui est au fond de tout : Villemain n’a pas voulu donner de fonds, et les libraires ont reculé. Dans aucun cas, je n’en eusse été. J’écoutais seulement pour me tenir au courant. Il faut avoir quelque fidélité en sa vie, et selon son ordre, à Buloz[1], sinon à son Roi et à son Empereur : on ne choisit pas toujours les objets de sa fidélité, mais il y faut tenir, dût-on crever. Voilà une chevalerie, chère Madame, bien véritable sous sa crudité : il en est de plus douces, mais ce n’est plus à Paris qu’elles règnent. Tout est ici intérêt, aigreur, misère. Je n’exagère pas.

« Je ne croyais pas que Hugo fût allé à Lausanne : il paraît qu’il s’est sauvé à Marseille, battu par le froid et la bise des monts ; ce que vous me dites de ces Gargantuas poétiques est

  1. Sainte-Beuve ne fut pas toujours fidèle à M. Buloz, mais il faut lui rendre cette justice que, tant que dura sa collaboration à la Revue des Deux Mondes, il lui fut profondément dévoué.
    Au mois de février 1840, à la suite d’un article paru dans la Revue du 1er de ce mois sur la comédie de l’École du Monde, de M. Walewski, le journal le Messager ayant ouvert une série d’attaques directes et même de dénonciations formelles contre M. Buloz, commissaire du roi auprès du Théâtre-Français, et lui ayant reproché, d’un air méprisant, ses titres mêmes à la fondation de la Revue des Deux Mondes, Sainte-Beuve riposta en ces termes :
    « Nous n’avons pas à discuter ici la question soulevée par le Messager en ce qui concerne l’administration et l’organisation même du Théâtre-Français. Mais l’espèce de dédain affiché pour la capacité personnelle et la compétence du jugement de M. le commissaire royal est vraiment plaisante : faut-il donc avoir écrit de médiocres feuilletons ou de fades comédies pour obtenir de les juger ? On prouve déjà son droit à les rejeter parce bon sens qui a empêché de les commettre. La Revue des Deux Mondes, tant reprochée à M. Buloz, demeure son titre, comme, dans sa lettre au Journal des Débats du 10 de ce mois, il l’a très bien revendique. Fonder à une époque de dissolution et de charlatanisme une entreprise littéraire élevée, consciencieuse, durable, unir la plupart des talens solides ou brillant, résister aux médiocrités conjurées, à leurs insinuations, à leurs menaces, à leurs grosses vengeances, paraître s’en apercevoir le moins possible et redoubler d’efforts vers le mieux, c’est là un rôle que les entrepreneurs de la Revue (pour parler le langage du Messager) doivent s’honorer d’avoir conçu, et où il ne leur reste qu’à s’affermir. » (Revue des Deux Mondes du 15 février 1840.)