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qu’il a cru qu’on en pouvait garder sans retenir la chose.

Mais la logique et l’histoire nous apprennent qu’en ce cas on n’en garde rien. Une religion c’est un dogme et c’est une autorité, et, quand elle ne sera plus ni une autorité, ni un dogme, elle ne sera plus une religion. Il faut choisir ! Il ne faut pas vous servir du mot de « religion » comme d’un moyen d’attirer à vous, je veux dire à vos doctrines, des âmes simples qui en auraient l’horreur, si vous les leur présentiez telles qu’elles sont. Il ne faut pas répéter avec le Vicaire savoyard : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. » Il ne faut pas le répéter, parce que cela ne veut rien dire ! Il ne faut pas, quand on a nié l’autorité de l’Église, de toute Église, la valeur objective du dogme, l’authenticité des Évangiles, et la divinité de Jésus-Christ, il ne faut pas venir nous dire que « l’expérience chrétienne est pour toutes les consciences qui l’ont faite quelque chose de moralement très clair, de fortement déterminé, que chacune d’elles retrouve non seulement en soi, mais encore dans toutes les consciences éveillées à la même vie, dans la vie intime de tous les chrétiens, grands ou petits, illustres ou obscurs, dans tous les âges, dans l’âme collective de la chrétienté tout entière. » Il ne faut pas nous le dire, parce que cela n’est pas vrai. Un chrétien n’est pas un homme qui juge Jésus plus grand que Socrate, ou qui préfère les Évangiles au Coran, les Pères de l’Église aux érotiques latins, les Sermons de Bourdaloue aux romans de Zola. S’il est vrai que beaucoup de gens inclineraient de nos jours à le croire, il faut les avertir qu’ils se trompent. Il faut leur répéter que la « religion » n’a jamais consisté, ne consistera jamais à enguirlander ses négations de fleurs de rhétorique, à prier sur les acropoles, ou à pousser des soupirs éloquens vers la « catégorie de l’idéal. » Il faut les éveiller d’une complaisance qui ressemble à de la torpeur. Et si l’on ne réussit pas tout de suite à les convaincre, on aura toujours fait quelque chose pour la vérité, pour le bon sens, et pour la clarté de la langue, en dénonçant la plus fâcheuse, la plus dangereuse, et la plus odieuse équivoque.


FERDINAND BRUNETIERE.