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VI

Un dernier épisode doit trouver place ici pour compléter ce que nous avons pu recueillir sur l’existence des dames de Bellegarde. Après avoir brisé les nœuds qui rattachaient à son mari, Adèle n’avait plus entendu parler de lui ni de leurs enfans. On ne trouve trace nulle part d’un effort tenté par elle pour savoir ce qu’ils étaient devenus, et, maintenant qu’on a pu se rendre compte des agitations et des désordres de sa vie, il est aisé de comprendre qu’elle ait été peu disposée à se l’approcher de cette part d’elle-même de qui elle s’était volontairement séparée. Elle n’avait même pas eu à redouter la vengeance de l’époux outragé. Inscrit sur la liste des émigrés de Savoie, il ne pouvait rentrer sans s’exposer à périr. La volonté de rester libre conçue par sa femme avait donc résisté à la crainte comme aux déceptions et aux épreuves. Ni la mort de son premier amant, ni sa rupture avec le second ne semblent lui avoir fait regretter les temps où, épouse et mère, elle vivait en des conditions normales et honorables. La naissance de ses enfans illégitimes et surtout l’ardente tendresse qu’on l’a vue vouer à l’un d’eux lui ont alors suffi. Ceux qu’elle avait eus de son mari étaient devenus pour elle, comme lui-même, des étrangers.

Tel était l’invraisemblable état de son âme, lorsque, au mois de mars 1803, elle eut à l’improviste des nouvelles du comte de Bellegarde. Plus heureux dans sa carrière que dans son ménage, il y avait fait un brillant chemin. Abandonné par sa femme, il s’était décidé à quitter le service du Piémont pour passer en Autriche, où l’influence de son frère, le futur feld-maréchal de Bellegarde, lui avait ouvert les rangs de l’armée. Successivement général de brigade et général de division, employé en Italie, grièvement blessé à Marengo[1], mais ayant guéri de ses blessures, il était maintenant chambellan de l’empereur, lieutenant général, propriétaire d’un régiment à son nom, et commandait un corps d’armée. Utilisant le crédit que lui assurait cette haute situation militaire, il venait de demander au gouvernement français de le rayer de la liste des émigrés, invoquant à cet effet une délibération du Conseil d’État en date du 9 thermidor an X,

  1. Archives impériales d’Autriche.