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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/488

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Je l’ouvre aujourd’hui 10 mai, date de mon embarquement, en qualité de lieutenant de vaisseau, à bord du croiseur cuirassé Faidherbe, et je me promets d’y noter mes impressions, non pas chaque jour, mais de temps à autre, quand un spectacle m’aura plus vivement frappé, ou qu’une réflexion me viendra, ou qu’une pensée me poursuivra, ou tout simplement quand cela me plaira, pour causer avec moi-même dans la solitude, loin de ma chère famille.

J’ai toujours aimé les souvenirs, même tristes : ils servent à mieux faire goûter une joie présente. Mais si ceux qui sont douloureux restent éternellement gravés dans nos mémoires, la plupart des autres, semblables à des papillons légers, s’envolent en laissant confuses à nos yeux leurs éclatantes couleurs. Je fixerai les papillons, comme fait un collectionneur. L’épingle attache, mais elle pique aussi. Ma plume ne piquera jamais. Elle ne servira qu’à attacher sur ce papier le passé qui nous fuit. Plus tard, quand je voudrai le revoir, je n’aurai, — modeste magicien ! — qu’à rouvrir ce cahier...


Faidherbe, dans l’Arsenal de Toulon. — Dimanche 13 mai 1901.

Je n’ai pas eu grand repos au retour de ma campagne à Madagascar : trois mois de congé, juste trois mois, jour pour jour, trois mois de bien-être à terre dans une maison spacieuse « qui ne remue pas, » trois mois d’existence quelconque, semblable à celle de tout le monde... Semblable à celle de tout le monde ? Non. Dans notre vie de marin on goûte mieux certaines joies : les privations qui les ont précédées les rendent plus douces. Les trois mois que je viens de passer dans notre villa du Cap Brun, auprès de ma chère femme et de ma délicieuse petite fille, ont été trois mois de joies très douces, en effet, très calmes, très profondes. N’est-ce point parce que je savais qu’elles ne devaient pas se prolonger ?

Aujourd’hui, de nouveau, me voici dans une petite cabine, tout étroite, où les meubles, faute de place, servent à deux emplois : la toilette, fermée, devient une table, et le dessous du lit, garni de tiroirs, constitue une commode. Ce soir, pour la première fois, je vais coucher sur cette commode, dans cette étroite couchette d’enfant où l’on dort si bien.

Le Faidherbe est en réfection dans l’arsenal, et, dans cette situation du navire au repos, le commandant n’exige pas que