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devient indifférent à ce qui est censé être la nuit ou le jour.

Le 11 août, à cinq heures du matin, nous saluons le fameux Cap Nord, qui marque l’extrémité septentrionale de l’Europe : sa majestueuse silhouette, que j’ai admirée jadis, est restée si nettement gravée dans mes souvenirs qu’il me semble revoir une vieille connaissance. L’état de la mer ne nous permet pas d’y aborder, et nous nous contentons de l’admirer de loin.

Deux jours de navigation séparent le Cap Nord d’Europe du Cap Sud du Spitzberg. La seule terre qu’on rencontre dans cette traversée est l’île des Ours, située à peu près à mi-chemin de l’archipel. Nous naviguons en droite ligne vers le point de la boussole qui marque le Nord-Ouest. Cette mer déserte et sans limite, où l’œil ne rencontre pas une voile, pas un panache de fumée, c’est l’océan Glacial. Si nous ne le savions, nous pourrions nous croire sur l’Atlantique, en route pour l’Amérique, par une journée grise et terne ; car nous ne sommes pas encore dans la région des glaces, ni dans les parages hantés par les baleines. Le navire roule un peu, bercé mollement par la vague. Le ciel est couvert, dans presque toute son étendue, de nuages gris et plombés, avec, çà et là, un pan de ciel bleu, par lequel perce timidement un rare rayon de soleil. La mer, d’un gris foncé, avec des plaques d’argent là où elle scintille aux pâles feux du soleil, se soulève en lames couronnées de petites crêtes d’écume blanche. Le panache de fumée indique que le vent souffle du Nord-Est. Il fait moins froid que sur les côtes du Finmark, et le vent a molli. La mer est pourtant assez forte pour qu’il faille assujettir la vaisselle de table : les vrais marins paraissent seuls aux repas, et l’on raille les autres au sujet de leur absence, notamment un alpiniste qui se trouve beaucoup mieux sur la « mer de Glace » que sur la mer Glaciale. À midi, le capitaine profite d’un rayon de soleil pour faire le point, et bien lui prend, car ce n’est qu’un rayon fugitif, et le ciel reprend son aspect d’un gris plombé ; pourtant, quoique le soleil ne soit point visible, on distingue çà et là, à l’horizon, de brillans scintillemens, donnant l’illusion de villes lointaines qu’un éclairage électrique ferait resplendir sous les sombres nuées.

Ce qui frappe le plus dans cette région, c’est l’étonnante rapidité avec laquelle la mer prend les aspects les plus différens : d’une heure à l’autre, il semble que l’on ait changé de latitude et de climat. Tantôt le ciel se brouille vers le Nord comme si