Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/700

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un orage était sur le point d’éclater, bien que les orages soient inconnus dans ces parages septentrionaux : tout devient subitement noir et livide, et il semble que, dans quelques minutes, on traversera un grain qui approche menaçant ; mais, un instant après, voici que les sombres nuées se dissipent pour faire place à une large bande de lumière. Tantôt, au bout du désert des eaux, on croit apercevoir une grande terre qui s’allonge démesurément, avec des cimes bizarres, des promontoires, des glaciers, mais toute cette fantasmagorie n’est qu’une éphémère vapeur qui s’évanouit soudain. Nulle part je n’ai constaté si rapide succession de phénomènes atmosphériques. Ce qui est non moins surprenant, ce sont les variations subites de la température. J’ai vu, dans la même journée, le thermomètre tomber brusquement de 8 à 2 degrés et remonter ensuite à peu près à son point de départ. Ce phénomène a pour cause la rencontre, dans ces parages, des eaux tièdes du Gulf-Stream avec les eaux froides des courans polaires. Il y a là un dédale de courans très compliqué et encore mal connu, et il semble qu’en passant d’un de ces fleuves marins dans un autre, on change instantanément de climat.

On pourrait croire que pour aller au Spitzberg, il faut braver pendant de longs jours les fureurs de l’Océan. Eh bien ! ceux qu’effraye cette perspective peuvent se rassurer. Le croirait-on, c’est sur l’océan Glacial que nous passons notre première nuit en pleine mer, car, depuis le jour où nous nous sommes embarqués, nous avons constamment navigué au milieu des îles, dans les fjords et les détroits, sur de paisibles lacs. Or, c’est une sensation pleine de charmes, quand on a longtemps vogué sur des eaux tranquilles, de se sentir mollement bercé par le flot de l’Océan sur une couchette de navire, enveloppé dans de chaudes couvertures, et de s’endormir dans la nuit factice créée par les rideaux du hublot de la cabine, en songeant à ceux que l’on a laissés au foyer, et en rêvant aussi à l’inconnu que l’on verra demain. Nulle part on n’éprouve, comme dans les régions polaires, cette troublante attirance de l’inconnu : on s’y sent seul, bien seul, loin, bien loin du monde habité, et en voguant sur ce grand désert de l’océan Glacial, au bout duquel se dresse l’éternelle banquise, on comprend l’héroïque vocation des Fridhjof Nansen, des Otto Sverdrup, des Adrien de Gerlache, qui ont vécu des mois et des années dans cet isolement du monde des glaces. On s’endort dans ces vagues songeries, et l’on se réveille chaque