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Sound (baie de la Cloche). M’arrachant à la douce chaleur et à la nuit factice de la cabine, je remonte au grand jour sur le pont. Nous sommes dans le bras méridional du Bell-Sound que les cartes désignent sous le nom de « Baie de la Recherche, » en souvenir de l’expédition française de 1839. L’aspect du paysage ne doit pas avoir changé depuis cette date lointaine, car les contrées inhabitées restent immuables. Cette baie déserte nous offre le type des fjords du Spitzberg. Et comme le Spitzberg n’est que le prolongement sous-marin de la péninsule Scandinave, on y trouve, à première vue, dans l’aspect général du paysage, une certaine analogie avec les fjords de l’extrémité septentrionale de la Norvège : les vallées et les montagnes, avec leur imposante décoration de glaces et de neiges éternelles, ont le même caractère alpestre que sur le littoral si profondément découpé du Finmark et du Nordland ; ce sont les mêmes pentes abruptes et les mêmes glaciers bleuâtres ; mais le voisinage du pôle donne au paysage du Spitzberg un aspect arctique d’une vigueur beaucoup plus intense et d’une beauté beaucoup plus saisissante : outre que les glaciers du Spitzberg sont plus grands et plus nombreux, ils ont, sur ceux du nord de la Norvège, l’avantage de pouvoir s’étendre sans que rien les arrête dans leur marche irrésistible ; ils se frayent un chemin jusqu’à la mer, et, même arrivés au terme de leur route, ils voyagent encore sur les eaux sous forme de glaçons flottans.

C’est là le spectacle enchanteur que nous avions sous les yeux au moment où l’Oihonna mouillait dans la Baie de la Recherche, qui s’ouvre au sud du Bell-Sound. Imaginez une large baie déserte où l’œil cherche vainement, comme dans les fjords norvégiens, un coin de verdure, un arbrisseau, une habitation humaine ; tout autour de ce vaste bassin à peu près circulaire, des montagnes brunes, nues, tachetées, par places, de larges plaques de neige ; dans l’intervalle entre les montagnes, dans chaque vallée, dans chaque ravin, des coulées de glace, dont plusieurs, larges d’un kilomètre environ, viennent tomber à pic dans la mer, sur tout le pourtour du fjord, semblables à d’énormes cataractes qui se seraient subitement figées. Les coulées de glace sont coupées ras par la mer, comme si les eaux d’un déluge étaient remontées jusqu’à mi-hauteur des Alpes. De ces grands glaciers marins se détachent constamment les séracs, qui s’abîment avec fracas dans les eaux, et qui, emportés au large,