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à l’infini, affectant les formes les plus bizarres que l’imagination puisse concevoir. Au milieu de ces fantômes surgissent des fleurs, des coraux, des champignons, des oiseaux fabuleux, des statues d’albâtre, des cadavres enveloppés dans leur linceul. Parfois on croit reconnaître des vaisseaux montés par des Vikings, ou de gracieuses gondoles vénitiennes. Ailleurs, ce sont des tours, des bastions, des châteaux forts taillés avec la régularité de constructions militaires. Le plus souvent, ce sont d’énormes blocs informes, dont la portion émergente ne représente que le septième de la portion immergée. Mais que les formes en soient élégantes ou grotesques, les teintes en sont toujours d’une merveilleuse beauté : le vert pâle y alterne avec l’azur le plus délicat, les reflets de l’émeraude et du saphir s’y marient avec les chatoiemens de l’opale. Mais quoi ! telle est la transparence de ces facettes miroitant au soleil que toute comparaison demeure audessous de la splendide réalité. Auprès de cette merveilleuse féerie des glaces, les plus brillantes pierres précieuses pâlissent au point d’en devenir opaques. Ce qui ajoute encore à l’étrangeté de ce tableau arctique, c’est la présence, sur ces côtes désertes, de bois flottés que les courans polaires ont apportés des forêts qui croissent sur les bords des rivières asiatiques (et qui sont venus échouer dans ces régions glacées : nous en rencontrons plusieurs, dépourvus de leur écorce, et polis par le frottement des icebergs. Nous voyons aussi des phoques et des baleines se livrant à leurs ébats fantastiques. De tous côtés se voient des oiseaux plongeurs, qui s’éclipsent sous les eaux à notre approche. Et les plus graves d’entre nous, à la vue de tant d’objets nouveaux, se livrent à des joies d’enfant, poussent de grands cris, s’enivrent d’admiration. C’est que la magie de ces scènes polaires produit une impression extraordinaire sur les yeux et sur l’âme de celui qui les contemple pour la première fois : chaque apparition cause une excitation nouvelle, qui va jusqu’au paroxysme de l’enthousiasme. C’est à grand’peine que nous nous arrachons à tous ces enchantemens pour aller goûter un peu de sommeil, malgré qu’il fasse grand jour. Nous devons, en effet, atterrir cette nuit.


III

13 août. — A deux heures du matin, un ami est venu me secouer les jambes et m’annoncer que nous entrions dans le Bell