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elle sort ; immense champ de neige qui semble, comme la mer, n’avoir point de limites. Toute cette blancheur éblouissante contraste avec les sombres parois des montagnes, tandis que les cimes neigeuses ont des tons roses d’une beauté idéale. Ce qui nous frappe le plus vivement, c’est le silence absolu qui règne dans ce monde mort : l’air est parfaitement calme ; plus un bruit d’oiseau ; rien que le bruit sinistre de la glace qui craque ; les mouettes, qui nous assourdissaient de leurs cris discordans, ont disparu, et nous ne voyons même plus la mer, cachée par le massif que nous avons contourné. Jamais je n’ai éprouvé avec une telle intensité, que dans ce coin perdu du Spitzberg, la sensation déprimante de l’isolement.

Il nous fallait songer à retourner à bord : nous étions parvenus en trois heures à notre poste aérien, trois heures nous restaient pour rejoindre l’Oihonna. Nous regagnons le glacier avec mille précautions, car à la descente ces parois verticales, avec le vide en perspective, donnent le vertige, ce dont ne semble pas se douter notre novice M. Karl qui, à notre grande stupéfaction, possède toutes les ressources d’un alpiniste de race. La descente du glacier fut assez mouvementée. Il fallut tailler des pas au piolet, nous eûmes de nombreuses glissades, et plus d’une chute dans les crevasses, mais nous arrivâmes néanmoins, sains et saufs, au pied de la roche aux mouettes, et ce fut avec bonheur que nous vîmes renaître, à l’approche de la mer, la vie qui avait disparu sur les hauteurs, la vie dont les oiseaux sont ici les seuls représentans. Nous voulûmes, avant de regagner la plaine, aller contempler du haut d’un sérac la vue saisissante du front du glacier. Nous nous risquons, l’un après l’autre, jusqu’au bord du sérac, attachés à la corde que les deux autres maintiennent solidement, car, à tout moment, le sérac peut venir à s’écrouler. Du haut de ce périlleux poste, nous plongeons à pic sur la moire d’eau morte qui ronge le glacier à vingt mètres plus bas. C’est un prodigieux et fantastique hérissement de séracs, creusé de grottes et de cavernes, éphémère édifice que la marée sape et disloque lentement et sûrement. Une minute après que le dernier d’entre nous a contemplé ce spectacle inconnu dans nos Alpes, un énorme sérac, tout proche de celui que nous venons de quitter, s’abîme dans la mer, avec un fracas de tonnerre. La chute est si soudaine que nous restons cloués là pendant quelques instans, pâles d’émotion. Un quart d’heure