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la verdure et des ruisseaux ; nous retrouvons la torride chaleur sèche, qui même aux environs de minuit ne s’apaise pas.

Nos mules, agacées, ne marchent plus à la file ; les unes s’échappent, disparaissent derrière des rochers ; d’autres, qui s’étaient laissé attarder, s’épeurent de se voir seules, se mettent à courir pour reprendre la tête, et, en passant, vous raclent cruellement les jambes avec leur charge.

Cependant la terrible falaise Persique, toujours devant nous, s’est dédoublée en s’approchant ; elle se détaille, elle nous montre plusieurs étages superposés ; et la première assise, nous allons bientôt l’atteindre.

Plus moyen ici de cheminer tranquille en rêvant, ce qui est le charme des déserts unis et monotones ; dans cet horrible chaos de pierres blanches, où l’on se sent perdu, il faut constamment veiller à son cheval, veiller aux mules, veiller à toutes choses ; — veiller, veiller quand même, alors qu’un irrésistible sommeil commence à vous fermer les yeux. Cela devient une vraie angoisse, de lutter contre cette torpeur soudaine qui vous envahit les bras, vous rend les mains molles pour tenir la bride et vous embrouille les idées. On essaie de tous les moyens, changer de position, allonger les jambes, ou les croiser devant le pommeau, à la manière des Bédouins sur leurs méharis. On essaie de mettre pied à terre, — mais alors les cailloux pointus vous blessent dans cette marche accélérée, et le cheval s’échappe, et on est distancé, au milieu de la grande solitude blanche où à peine se voit-on les uns les autres, parmi ce pêle-mêle de rochers : coûte que coûte, il faut rester en selle...

L’heure de minuit nous trouve au pied même de la chaîne Persique, effroyable à regarder d’en bas et de si près ; muraille droite, d’un brun noir, dont la lune accuse durement les plis, les trous, les cavernes, toute l’immobile et colossale tourmente. De ces amas de roches silencieuses et mortes, nous vient une plus lourde chaleur, qu’elles ont prise au soleil pendant le jour, — ou bien qu’elles tirent du grand feu souterrain où les volcans s’alimentent, car elles sentent le soufre, la fournaise et l’enfer.

Une heure, deux heures, trois heures durant, nous nous traînons au pied de la falaise géante, qui encombre la moitié du ciel au-dessus de nos têtes ; elle continue de se dresser brune et rougeâtre devant ces plaines de pierres blanches ; l’odeur de soufre, d’œuf pourri qu’elle exhale devient odieuse lorsqu’on