Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/770

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pourtant, je regrette comme toi la rareté de nos relations. Sais-tu pourquoi ? C’est qu’à notre âge, on change plus qu’à tout autre ; les opinions se forment, les idées se précisent ; et quand on revoit son ami, on ne le trouve plus le même qu’auparavant. Ainsi nous n’avions plus cette année cette parfaite harmonie de vues et de pensées qui avait fait notre intimité de rhétorique. Séparés en philosophie, nous avions marché dans des voies différentes ; tu étais devenu sceptique et moi croyant ; j’avais pris l’habitude de rejeter mes premières impressions, et de ne croire qu’aux démonstrations supérieures de métaphysique ; tu regardais ces démonstrations comme creuses ou contestables, et tu cédais plus volontiers au premier mouvement de ton esprit, et à la décision spontanée de ton bon sens. Voilà des différences, mon ami ; et c’est pour les ôter que j’aurais voulu te voir t’occuper sérieusement de ces questions : je pensais (pardonne-moi ma franchise) que, si tu répugnais à mes démonstrations, c’est que l’oisiveté des opinions molles et incertaines te séduisait, et que ta paresse d’esprit l’emportait sur la rectitude de ton jugement. Je trouvais en outre que ces différences de sentiment, sans altérer la sincérité de notre amitié, la rendraient moins étroite, et je tenais avant tout à la conserver et à l’agrandir. Voilà pourquoi encore ta lettre d’hier m’a fait tant de plaisir. Puisque tu as secoué la tristesse qui te préoccupait, et que tu as trouvé un peu de solitude, tu retrouveras ton activité d’esprit, ton goût pour les choses sérieuses, et les idées exactes, et le besoin que nous éprouvions autrefois tous les deux de nous rendre compte de nos pensées, de nos progrès, et de chercher des principes certains pour notre conduite, et un but fixe à nos efforts.

Tu es bien heureux d’être au bord de la mer ; tu l’aimes, et c’est fort naturel, comme artiste d’abord, et ensuite comme Hollandais, et tu peux faire à la fois de la poésie et des voyages, des odes à la lune, et des courses sur la Manche. Tu sais que je n’ai jamais eu ce plaisir ; pourtant, je me le réserve pour l’année prochaine ou pour l’année d’après, pendant mes vacances de l’Ecole normale.

Tu es deux fois bachelier ; j’ai autant à t’en offrir. J’ai été reçu bachelier es lettres, et es sciences. Ce sont maintenant mes titres de noblesse. Je pars demain pour les vacances. Ecris-moi chez moi.

Adieu, tout à toi.