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On croirait lire parfois des transcriptions du Véda (comme Schopenhauer l’avait dès longtemps souligné avec une tendre émotion), chez maître Eckhart, chez l’anonyme de Francfort, auteur de Theologia Deutsch, chez Suso, enfin chez Jacob Bœhme, le cordonnier de Gœrlitz, inspirateur de Kant et de Hegel. Paracelse, Antoinette Bourignon, Molinos, sont présentés comme les continuateurs de la pensée germanique dans les Assises aussi bien que dans le Monde comme Volonté, et il ne manque que Mme Guyon à cette liste d’élus[1] !

Par Bœhme, et le mouvement piétiste du XVIIIe siècle, la transition est directe entre la mystique teutonne et la philosophie allemande classique. Son chef de file, Kant, est le dieu de M. Chamberlain, qu’on considérerait à très juste titre comme un néo-kantien, bien qu’il garde une indépendance réelle vis-à-vis de ce maître chéri[2]. Kant lui apparaît comme préparant immédiatement, par ses destructions nécessaires autant que par ses suggestions géniales, ce christianisme germanique qui est encore à naître, au seuil duquel nous touchons seulement, et dont l’auteur des Assises hâte de ses vœux, prépare de toute son activité l’indispensable avènement.

Contrairement à l’opinion commune, le continuateur immédiat de Kant, ce n’est pas Fichte[3], dont Kant lui-même condamnait la scolastique étroite, les déductions insoutenables ; ce n’est pas davantage Hegel, ce Thomas d’Aquin protestant, comme Spinoza est l’Aquin juif[4] ; ce n’est pas Schelling, un véritable nain, dont les proportions demeurent incommensurables avec celles du penseur de Kœnigsberg ; c’est, les Assises du XIXe siècle tout entières en sont la démonstration, c’est Schopenhauer[5], qui l’a d’ailleurs assez proclamé lui-même à la face de l’Univers pour en inspirer la conviction à un disciple

  1. P. 883.
  2. P. 771. Voir, dans les Kantsudien (VII 4), l’étude de M. Vaihinger : H. S. Chamberlain, ein Juenger Kants, composée surtout de citations des Assises.
  3. P. 918 (note).
  4. P. 683.
  5. Pour sa part, l’école marxiste estime que Fichte et Hegel élaborèrent le côté révolutionnaire du kantisme, tandis que Schopenhauer n’en acceptait que l’aspect réactionnaire ; et ces deux conceptions du monde antagonistes, qui sont le matérialisme historique et le mysticisme germaniste, se partagent ainsi d’un commun accord l’héritage philosophique du so.ge de Kœnigsberg, qui garde par là le privilège de figurer dans l’arbre généalogique officiel de toutes les branches de la pensée spéculative en Allemagne.