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sans souffler ; et lorsque j’eus fini, comme il commençait à se faire tard, tous se levèrent ; et ils paraissaient heureux, et ils ne me dirent que peu de mots et s’en allèrent tout de suite chacun chez soi ; et chacun, en s’en allant, me souhaita affectueusement une bonne nuit. » Comme il a charmé cet auditoire ingénu, il charme aujourd’hui les lecteurs de son livre. Ses récits sont décousus, incohérens, de menues anecdotes alignées à la suite l’une de l’autre suivant l’ordre des dates : mais chacun de ces récits est animé d’un souffle si intense, et, somme toute, mis au point pour nous avec tant de talent, qu’il n’y a personne qui puisse les lire sans en être touché. Tous les faits ressortent, s’animent, prennent une allure et une couleur vivantes. Et, bien que l’auteur n’ait pas introduit dans son livre la plus petite allusion à une aventure d’amour, le livre tout entier nous apporte pourtant des impressions du même genre que ces admirables romans picaresques de jadis, Don Pahlo de Ségovie, Gil Blas, Roderick Random, où l’on assistait, de la même façon, aux diverses étapes d’un pauvre diable sur les grands chemins de la vie. Pour ma part, en tout cas, j’ai lu et relu d’un bout à l’autre les quatre cents pages de l’autobiographie de Fischer avec une véritable fièvre de curiosité, me demandant de proche en proche ce qui allait arriver ensuite, quels nouveaux compagnons le héros allait rencontrer, ou comment il parviendrait à se faire recevoir dans un hôpital et quel accueil il y trouverait ; ou encore si, dans sa briqueterie d’Osnabrück, il ne finirait point par protester violemment contre la réduction constante de ses salaires et les mille vexations qu’on lui faisait subir. Non pas, je le répète, que les scènes qu’il évoque devant nous aient en soi rien de particulièrement romanesque, ni qu’il les accompagne à l’ordinaire de réflexions ingénieuses, ou les habille d’images imprévues : mais il raconte avec un tel mélange de détachement et de sincérité, et tout ce qu’il dit nous devient si proche, et il le dit si bien, malgré l’exiguïté et la rudesse de son vocabulaire, que dès les premières pages il s’empare de nous, pour ne plus nous lâcher qu’à l’endroit où lui-même s’est trouvé arrêté.


Je ne puis songer, malheureusement, à résumer ici ces quatre cents pages d’une œuvre écrite sans aucun plan préconçu, et toute faite d’épisodes qui tirent leur unique lien de la forte et singulière personnalité de l’auteur. Mais peut-être quelques-uns de ces épisodes, si décolorés qu’ils risquent d’apparaître dans une traduction, suffiront-ils pour donner un aperçu sommaire de l’intérêt passionnant du livre, et des remarquables qualités d’écrivain que l’auteur y a mises. Voici, par