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volonté et drainera une part fort importante du commerce japonais et chinois, même si les compagnies de navigation font concurrence au Transsibérien en augmentant la vitesse de leurs bateaux et en diminuant la durée des escales qui allongent presque d’une semaine le voyage de Marseille à Yokohama.

Si ce possesseur est la Russie, avec cette position à mi-chemin entre Port-Arthur et Vladivostok, elle sera prépondérante, sans contestation possible, du détroit de Behring à Shangaï, et le rêve de grandeur dont s’enivrent les âmes japonaises s’évanouira… Mais la Russie n’a pas les mains libres. En 1886, pour obtenir l’évacuation de la rade de Port-Hamilton, occupée par les Anglais, elle s’est engagée formellement à ne jamais occuper aucun point de la Corée. Les conventions Yamagata-Lobanoff et Rosen-Nishi l’obligent, aussi étroitement que le Japon, à ne pas attenter à l’indépendance de la Corée.

La question de Masampho, même, n’est plus entière. L’empereur de Corée l’a déclaré port ouvert, en même temps que Tchinampo, Syengtjing et Mokpo, en novembre 1899, et y a mis en vente un peu plus de 40 000 mètres carrés de terre, sur le cap Getsou-Yeï-Daï (la base de l’ombre de la lune), contigu au village des pêcheurs. Les Russes ont acheté, en chiffres ronds, 16 000 mètres carrés, et les Japonais, 13 000.

Mais la diplomatie a des procédés pour délier les nœuds gordiens qu’elle a liés, surtout quand son ingéniosité est surexcitée par l’aiguillon pressant de besoins incoercibles… Et ce sont eux qui dressent l’un contre l’autre la Russie et le Japon.

Il serait bien téméraire de risquer une conjecture sur l’issue de ce conflit : nul n’est le confident du secret de l’avenir. Le présent nous révèle un pendant, inattendu pour le plus grand nombre, en Extrême-Orient, à la question du canal de Suez et de l’Égypte. Les puissances neutres pourront-elles intervenir et conjurer l’explosion d’une guerre, en trouvant un moyen de satisfaire les deux compétiteurs ? Le voudront-elles ? Et ce moyen peut-il encore, comme il le pouvait de 1895 à 1898, être la neutralisation de la Corée, et, par suite, du chemin de fer qui la traverserait du nord au sud, branché sur le Transmandchourien, avec la garantie du concert des puissances ? Il faut le souhaiter ardemment, car, si le typhon accumulé aujourd’hui en Extrême-Orient se déchaîne, il sera peut-être malaisé de limiter sa malfaisance à la contrée nommée « Pays du Matin Calme » par un Chinois qui serait bien étonné d’avoir été un profond ironiste, sans le vouloir.


Villetard de Laguérie.