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de M. Thiers, qu’on vient de publier, rappelle ce qu’ont été ces jours d’angoisse, et de quelles précautions il fallait que nous usions pour ne pas nous exposer aux défiances, aux colères, ou même aux redoutables boutades de M. de Bismarck. C’est ainsi que la tradition s’est établie ; mais, si nous devons nous y conformer, raison de plus pour n’expulser qu’à bon escient. On invoque le précédent des députés Bueb et Bebel en 1896 ; il n’est pas décisif. M. Barthou, qui était, en effet, ministre de l’Intérieur à cette époque, a expliqué dans une interview, et M. Ribot a reproduit l’explication à la tribune, que les deux députés socialistes étaient venus en France avec l’intention de rendre compte de leur mandat à leurs électeurs, qui devaient y venir de leur côté. Cette manifestation leur ayant été interdite chez eux, ils venaient la faire chez nous. On voit tout de suite que les convenances internationales pouvaient en être atteintes, et que notre gouvernement s’est trouvé, à cette époque, en présence d’un cas très différent de celui d’hier. Au reste, MM. Bueb et Bebel n’ont pas été matériellement expulsés de France ; on s’est contenté de ne pas les y laisser pénétrer, et c’est à la frontière même qu’on les a priés de rebrousser chemin. Nous reconnaissons d’ailleurs volontiers que ce n’est pas pour ces motifs que l’incident de 1896 a fait sensiblement moins d’impression que celui de 1904. L’opinion, dans son ensemble, voit les choses d’une manière beaucoup plus simple ; elle n’entre pas dans ces subtilités. La vérité est donc que des faits, sinon identiques, au moins analogues, ont frappé les imaginations d’une manière très différente, à six années d’intervalle ; si différente que le gouvernement d’alors, après une discussion facile, a obtenu 364 voix contre 73. Mais c’est précisément ce qu’il faut expliquer.

M. Ribot l’a fait éloquemment, et avec beaucoup de précision. Incontestablement, l’opinion ne tolère pas aujourd’hui des choses qui la laissaient presque indifférente autrefois. Il y a plus d’inquiétude dans les esprits, plus de facilité et de promptitude à l’émotion. D’où cela vient-il ? Autrefois, a dit M. Ribot, nous étions tous d’accord sur certaines questions ; on n’avait même pas à les discuter. Tout le monde en France voulait une armée forte, respectée, aimée. Sans doute on ne voulait pas la guerre, mais on se tenait prêt à tous les événemens ; les esprits étaient fermes et les cœurs dispos. Il n’y avait aucune divergence entre les partis : ils pensaient tous de même et ils sentaient à l’unisson. Cette unité morale du pays que les hommes aujourd’hui au pouvoir rêvent d’étendre partout existait au moins sur un point. Nous étions tous patriotes de la même manière, et, lorsque nous songions