Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/957

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs troupes en Corée : elle paraît tranchée désormais en leur faveur.

Du reste on s’y attendait, et, sans diminuer la gravité de l’événement, il ne faut pas l’exagérer. Le champ de bataille naturel des Russes, et nous allions dire leur élément, c’est la terre. Ils ont déjà accumulé en Mandchourie des forces considérables, et qui dépassent notablement 200 000 hommes : ils devront en employer une partie à la surveillance et à la défense de leur chemin de fer, mais le reste est disponible et peut être accru en nombre, de semaine en semaine, dans des proportions de plus en plus grandes. Les Japonais ont une excellente petite armée, qui s’élève actuellement à 250 ou 260 000 hommes : mais ils ne peuvent en transporter qu’une partie en Mandchourie. Ils ont déjà commencé. La différence entre eux et les Russes est que les armes et les munitions dont ils disposent, leurs cadres d’officiers et de sous-officiers, les ressources de leur budget et celles qu’ils peuvent trouver dans l’emprunt sont des quantités peu extensibles, tandis que, pour leurs adversaires, elles le sont presque indéfiniment. Les Japonais jettent en une seule fois toute leur mise sur le tapis des batailles ; les Russes peuvent renouveler la leur autant de fois qu’il le faudra pour avoir la supériorité finale. Au moment où une guerre éclate, il est dangereux et imprudent d’émettre des pronostics quelconques sur la manière dont elle évoluera. Il y a toutefois des vraisemblances qui, dès maintenant, se dégagent. Si les Japonais sont fougueux, les Russes sont opiniâtres, et il suffit que la guerre dure pour que les premiers soient épuisés avant les seconds. Ceux-ci regretteront sans doute un jour le coup de tête qu’ils viennent de faire. Un peuple moins sujet aux entraînemens de la jeunesse, un gouvernement plus expérimenté et plus sage, auraient d’abord pris ce que la Russie était disposée à leur abandonner, et auraient renvoyé à l’avenir la suite de leurs destinées. Le Japon n’a pas su attendre. Il peut remporter des succès au début des opérations, et il l’a déjà fait sur mer ; seulement, ce n’est pas sur mer que la question sera résolue. Si les Russes avaient détruit la flotte japonaise, la guerre aurait fini incontinent, les Japonais ne pouvant plus sortir de leurs îles. Mais la proposition inverse n’est pas vraie. Les Russes pourraient, en mettant les choses au pis, perdre leur flotte tout entière sans que leur puissance continentale fût diminuée. Les coups portés sur mer sont rapides, terribles même autant qu’on le voudra : ils ne sont pas décisifs.

On aurait bien surpris nos vieux diplomates si on leur avait dit, il y a seulement quelques années, que le vingtième siècle s’ouvrirait par une guerre que le Japon déclarerait à la Russie, et dont il prendrait