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Quant aux artistes médiocres, tels qu’étaient Vasari, Van Mander, Sandrart, Samuel van Hoogstraten, Houbraken et Pacheco, il convient de ne pas oublier que c’est à eux que nous devons les informations les plus précieuses, presque les seules, dont nous disposions sur les écoles et les maîtres les plus en vue de l’Italie, de l’Allemagne, des Flandres et de l’Espagne. De plus, n’est-il pas souverainement injuste de penser que les artistes d’un ordre secondaire sont, du fait même de leur médiocrité, incapables de comprendre tout ce qui dépasse le niveau de leur talent ? Cette suspicion générale qu’on voudrait faire peser sur la valeur de leur témoignage nous paraît aussi gratuite qu’injurieuse. Certes l’infériorité du talent peut être mal prise ; elle peut empoisonner l’existence entière de ceux qui, ne s’y résignant pas, en aggravent encore l’amertume quand ils y ajoutent des sentimens d’aigreur ou d’envie envers leurs confrères plus favorisés par la destinée. Mais, pour laids que soient ces sentimens, ils ne sont pas obligatoires. Franchement acceptée, au contraire, la médiocrité de l’artiste peut être chez lui un stimulant aux qualités que réclame la critique, en ouvrant son âme à l’indulgence et en lui montrant chez les autres le prix des qualités qu’il n’a pu acquérir lui-même. Il est toujours permis de se venger de ses impuissances par ses admirations, et c’est même là un exercice aussi salutaire pour l’intelligence que pour le caractère. Est-il d’ailleurs besoin d’un bien grand fonds de modestie pour s’incliner devant tant de chefs-d’œuvre que nous a légués le passé, pour s’efforcer d’en comprendre la beauté et d’en communiquer aux autres le respect et l’amour ?

Mais, si l’insuffisance du talent devait forcément paralyser et même interdire la critique, comment un homme qui n’a jamais exercé un art pourrait-il s’ériger en juge de ceux qui l’ont pratiqué toute leur vie, les reprendre ou les louer avec quelque compétence, à moins de s’en tenir à de vagues généralités ? On peut, à la rigueur, écrire comme on parle, et ce n’est pas pour avoir appris la rhétorique et s’être rompu au beau style que Saint-Simon, par exemple, a mérité une gloire littéraire très légitime. Mais le langage des arts est un langage à part, qu’il faut un peu connaître pour le comprendre. Agriculteurs, médecins, savans, gens de tout métier ne sauraient admettre qu’au pied levé, le premier venu pût disserter sur leurs professions respectives sans avoir la moindre notion des aptitudes spéciales