« Ils ne tiraient cependant pas moins vivement que les autres, mais tous leurs projectiles passaient au-dessus de l’élévation et étaient perdus. A mon grand étonnement je remarquai le gefreite Arnold parmi ces tirailleurs. En colère, je me précipitai sur lui, je lui frappai sur l’épaule et lui dis : « Où tirez-vous ? vous ne voyez pas l’ennemi, » et, comme je ne pouvais pas compter que mes paroles fussent comprises au milieu du bruit des tirailleurs, je les accompagnai de gestes significatifs. Arnold se tourna, mais son regard était égaré, il ne reconnaissait pas son capitaine. Au sifflement de quelques projectiles qui passèrent près de nous, il se coucha de nouveau et recommença de tirer avec précipitation. Ma colère n’eut plus de bornes. Je le frappai avec mon épée si fort sur le casque que je le lui bosselai et le lui fis tomber sur la nuque. Comme atteint de la foudre, il tomba à genoux. Le visage pâle, il tremblait de tout son corps. Je ne saisis pas ce qu’il me dit, mais, à son regard, je compris qu’il ne me reconnaissait pas. Je n’oublierai jamais ce regard, moitié suppliant, moitié désespéré, tel celui du chevreuil lorsque le chasseur court à lui pour l’achever. Il s’affaissa un moment comme paralysé, baissa ses yeux hagards vers le sol, puis il se leva vivement, ordonna à ses hommes de l’accompagner sur la position où j’étais, et, comme ils ne comprenaient pas, s’y rendit seul, quoique exposé au feu de ses voisins. »
Il faut néanmoins le reconnaître : à mesure que les troupes s’aguerrissent, le nombre des hommes qui visent augmente rapidement et l’on peut constater que parmi les soldats au cœur solide, ce sont surtout les meilleurs tireurs qui reprennent le plus vite leur sang-froid. C’est là une des raisons essentielles de la nécessité de former de très bons tireurs. Une nation qui veut une armée sérieuse ne saurait faire trop de sacrifices pour atteindre ce résultat.
Notre soldat s’aguerrit vite. Après quelques combats, seuls les hommes trop nerveux continuent à tirer dans le bleu. Ce nombre est encore assez élevé ; non que le courage leur manque, car ils n’hésitent pas à suivre leurs officiers jusqu’au bout, mais ils sont incapables de vaincre leur agitation nerveuse, malgré la volonté de faire leur devoir.
Lorsque, dans un groupe d’hommes, l’émotion prédomine, la faculté de jugement diminue et l’instinct se développe.