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le rôle d’un aventurier. L’histoire vous reprochera d’avoir abdiqué par peur, puisque vous ne faites pas le sacrifice en entier. Et il est probable que votre chaloupe sera prise. Alors, on vous mettra à la Tour de Londres. » L’Empereur écoutait ces offenses avec une douceur admirable. Il reconnaissait la vérité des paroles brutales de Gourgaud, et il le lui avouait : « Ce serait le parti le plus sage, disait-il. Hier, j’ai voulu me faire conduire à la croisière. Je n’ai pu m’y résoudre. Je ne puis supporter l’idée de vivre au milieu de mes ennemis. » Comme il parlait, un petit oiseau entra par la fenêtre ; Gourgaud, machinalement, le prit dans sa main. « Ah ! rendez-lui la liberté, dit l’Empereur. Il y a assez de malheureux ! » Et, l’oiseau s’envolant, il reprit : « Voyons les augures. — Sire, s’écria Gourgaud d’une voix de triomphe, il vole vers la croisière anglaise ! » Mais Napoléon ne se laissa pas encore convaincre. Contre la captivité imminente, il sentait les dernières révoltes de tout son être. À cette heure fatale, l’instinct de liberté, l’instinct de vie, résistaient à sa volonté.

Le dîner fut lugubre, pareil à un repas de funérailles. Nul ne parlait. On s’attendait à embarquer dans la nuit. Des ordres avaient été donnés. Les chasse-marée et la goélette danoise, — car on avait combiné le plan du lieutenant Besson avec celui des jeunes officiers du 14e de marine, — se tenaient prêts à appareiller. Les effets de l’Empereur furent chargés à bord de la goélette ; on embarqua aussi des bagages sur les chaloupes où montèrent le colonel Planât et d’autres officiers.

Pendant ces préparatifs, l’Empereur s’était retiré, seul, dans la petite chambre qu’il occupait. A onze heures, Beker, averti par le lieutenant Besson que la goélette pouvait mettre à la voile, monta chez l’Empereur et lui dit : « — Sire, tout est prêt. Le capitaine attend Votre Majesté. » Napoléon ne répondit rien. Après un intervalle assez long, Beker, qui attendait dans une pièce du rez-de-chaussée, invita le Grand-Maréchal à prévenir derechef l’Empereur. Comme Bertrand, en entrant dans la chambre, ouvrait la bouche pour transmettre le nouvel avis de Beker, l’Empereur l’arrêta. « Il y a toujours danger, dit-il, à se confier à ses ennemis, mais mieux vaut risquer de se cou lier à leur honneur que d’être en leurs mains prisonnier de droit commun… Dites que je renonce à m’embarquer et que je passerai la nuit ici. » Quelques instans plus tard, il fit informer Las Cases et le