Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/573

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cet apparent galimatias ; mais votre papa porta ensuite son attention sur la chose essentielle, sur les notes, sur la manière de composer. Et longtemps il se tint tout raide, en contemplation devant la feuille de papier : après quoi je vis des larmes, larmes d’émerveillement et de joie, tomber de ses yeux. « Voyez donc, monsieur Schachtner, me dit-il, comme tout est justement et régulièrement posé ! Par malheur, il n’y a rien à en faire, car le morceau est si difficile que personne ne serait en état de le jouer. » Ce qu’ayant entendu, le petit Wolfgang : « Mais, papa, aussi est-ce un concerto : il faut qu’on étudie beaucoup pour arriver à le jouer ! Tiens, voici comment ça doit aller ! » Et il se mit à jouer, mais ce fut tout juste si nous pûmes deviner ce qu’il avait eu en tête.


C’était cela, ce besoin et ce pouvoir instinctifs de création musicale, qui, bien plus que les progrès de l’enfant sur le clavecin, émerveillaient Léopold Mozart, lui semblaient une manifestation miraculeuse de la grâce divine. Cela, et autre chose encore, que nous entrevoyons dès les premiers essais du petit Mozart : un certain élément poétique, comme un parfum pur et voluptueux, un charme qui restera sans doute à jamais indéfinissable, mais que personne ne peut s’empêcher de subir, pour peu que l’on entre dans l’intimité du génie de Mozart. Celui-ci, au cours de sa besogneuse et misérable carrière, s’est mainte fois vu forcé de produire des œuvres hâtives, superficielles, d’un travail banal et de faible portée : il n’en a pas produit une seule qui n’ait ce charme fluide, aérien, ailé, cette grâce si sensuelle, mais en même temps si naturelle et si simple, qu’on ne saurait vraiment la comparer qu’au parfum d’une fleur ou qu’au chant d’un oiseau. Un chant d’oiseau, tel était déjà, je l’ai dit, le premier menuet de Wolfgang Mozart, composé à six ans, en janvier 1762 ; tels devaient être ces airs qu’il improvisait du matin au soir, assis sur un haut escabeau devant le clavecin paternel, tandis que ses parens, et le trompette Schachtner, et le bon épicier Hagenauer avec tous les siens, écoutaient, ébahis et ravis, debout près de la porte dans la chambre voisine : car l’enfant n’aimait pas qu’on l’entendît jouer, et, au premier éloge qu’on lui faisait, courait se cacher en pleurant dans les jupes de sa mère.

Et nous aussi, en vérité, nous serions fort en peine de découvrir d’où ont pu lui venir ces dons prodigieux. Il ne les tenait pas, à coup sûr, de son père, le musicien le plus prosaïque et le plus stérile qui fût au monde, ni non plus de la lignée de maçons et relieurs augsbourgeois dont était sorti Léopold