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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/630

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pratiquaient, les procédés de leurs prédécesseurs, qui, comme les peintres primitifs, n’avaient que peu de couleurs à leur disposition, parce qu’ils les broyaient et les délayaient eux-mêmes.

Sous Louis XV, commença la lutte des tapissiers et des peintres de modèles ; les premiers soutenant qu’il existait un « coloris de tapisserie, » dont ils avaient le secret, et que l’emploi seul de ce coloris pouvait assurer à leurs œuvres une longue conservation. Mais comme, tout en protestant, les tapissiers copiaient les cartons de Boucher, dont ils se plaignaient, avec une si merveilleuse adresse que nul aujourd’hui ne saurait l’égaler, le public admirait et se pervertissait le goût avec délices. À l’exécution franche des anciens maîtres, qui ménageaient les demi-teintes et les transitions au moyen de hachures, mêlant les tons contrastés qu’il s’agissait de fondre, on en vint, sous Louis XVI et sous le premier Empire, à substituer un système où les tons juxtaposés offraient l’apparence d’une mosaïque de laines.

Jadis on n’avait pas plus de 70 couleurs, — c’est avec un chiffre approchant que les Gobelins, il y a quelques années, ont reproduit une pièce de l’ « Histoire du Roi, » en relevant les tons primitifs sur l’envers de l’original du temps de Louis XIV, — aujourd’hui, d’après les travaux de Chevreul, il pourrait exister 14 400 nuances ; en fait, il en existe aux Gobelins 1 000 ou 1 200, échantillonnées dans les tiroirs et figurées sur une sorte de disque, où les teintes varient dans le sens de la circonférence et où chacune varie d’intensité dans le sens du rayon. Les couleurs numérotées 0, à l’entour du cercle, sont toujours les plus franches de chaque gamme ; elles sont « rabattues » ou atténuées de zone en zone, vers le centre, jusqu’au gris. Ainsi l’orangé « à trois ou quatre de rabat » se rencontre au troisième ou quatrième compartiment des orangés, en partant du bord.

Cette richesse de palette est un luxe dangereux. Elle ruinerait l’art qu’elle prétend servir, et qui désormais s’interdit d’en user. À raffiner et subtiliser, à tenter l’impossible dans la recherche des tonalités fugitives du pinceau, la tapisserie aboutit à imiter chèrement une peinture sur toile : elle perd l’ampleur et la magnificence qui lui sont propres. Sauf quelques chefs-d’œuvre de virtuosité, parades d’Exposition, d’ailleurs froidement accueillis du public compétent, l’industrie privée, les Bracquenié, les Hamot, sont entrés dans la voie, tracée par les manufactures nationales, des oppositions vigoureuses et de la simplification des modèles.