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groupes séparés par un abime de plus en plus large. Le mal était grand sans doute, et peut-être provoquerait-il un jour une réaction violente. En attendant, la majorité pensait que, plus le pays se divisait, plus elle devait elle-même rester compacte et unie, et jamais encore on n’avait vu un plus éclatant triomphe de discipline et de solidarité parlementaires que celui dont elle offrait le spectacle. Celait la tactique de nos vieilles armées, qui formaient sur le champ de bataille un carré faisant face de toutes parts, et autour duquel venaient s’épuiser et se briser toutes les forces de l’ennemi. On aurait été tenté d’applaudir à ce courage inébranlable et impassible, s’il avait eu un autre objet que de conserver aux députés ministériels le monopole des faveurs administratives et gouvernementales avec lesquelles ils entretiennent la fidélité de leur clientèle et préparent les candidatures prochaines.

Malgré leurs échecs multipliés, les troupes progressistes et libérales auraient certainement continué leurs généreuses et vaillantes initiatives si, tout d’un coup, un mouvement de désagrégation ne s’était pas produit dans le bloc lui-même. Le phénomène a eu lieu au moment où on commençait à en désespérer. Le bloc se montrait si fier de sa solidité qu’on avait fini par y croire : il représentait à lui tout seul la République une et indivisible, comme on disait autrefois ; le reste ne comptait pas. Mais voilà qu’un membre de la majorité s’en est détaché, puis deux, puis trois, puis davantage. Quelques-uns en sortaient pour y rentrer aussitôt, un peu effarés de leur audace, épouvantés par les injures dont ils étaient l’objet et qui les menaçaient d’une excommunication majeure. On les ramenait facilement au bercail, parfois à coups de pied et à coups de poing. Mais d’autres étaient plus difficiles à intimider, et on désespérait d’y réussir. Ceux-là n’attendaient pas l’excommunication, ils excommuniaient eux-mêmes, et ils montraient dans cet exercice une virtuosité qu’on pouvait égaler, mais non pas surpasser. À cette vue, le centre a suspendu son offensive, jugeant avec raison que, si le bloc se divisait, le mieux était de le laisser faire et d’assister à cet effritement spontané sans y apporter une participation indiscrète, qui aurait risqué d’être maladroite et de produire un effet contraire à celui qu’elle se serait proposé. On a donc vu, depuis quinze jours, le ministère attaqué par ses amis de la veille, et ils y ont mis une ardeur, une passion, une véhémence que le centre ne connaissait pas. Nous ne rechercherons pas à quels mobiles, probablement assez divers, ils obéissaient. Peut-être étaient-ils sincèrement indignés, les uns des excès, les autres de