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dormait encore, quand, à huit heures du matin, son ami d’André, député d’Aix, fit irruption dans sa chambre et lui servit la nouvelle. Le commandant général sauta du lit, s’habilla d’un tour de main : déjà, dans l’hôtel, toutes portes ouvertes, circulaient des officiers accourant prendre un mot d’ordre, des intrus curieux de la contenance du général. Il paraît bientôt, très actif, mais sans effarement : en un instant il est dans la rue, cette rue de Bourbon, si déserte d’ordinaire, presque campagnarde, toute en murs de jardins coupés de hautes portes d’hôtels, et qui, ce matin-là, s’emplit de fièvre, d’appels, de bousculades. À la vue de Lafayette, éclate un tumulte : on murmure, les poings se tendent, on crie : « Au traître ! » Lui, s’avance à pied, sans autre escorte que son jeune officier d’ordonnance, Romeuf ; il marche vite, la mine pâle et sans expression, sanglé dans son plastron, ses grosses épaulettes tombant bas, à l’américaine, et dominant la foule de son grand bicorne à cocarde, posé de biais sur ses cheveux blonds sans poudre, avec des ailes frisées cachant les oreilles. La foule lui fait cortège, houleuse, menaçante ; à l’angle de la rue du Bac, tandis que les boutiques se ferment, un autre courant entraîne le maire, Bailly, long, maigre, courbé, l’air triste dans sa houppelande noire que coupe en triangle un ruban tricolore. Il se rend chez le général ; les deux hommes, dans le remous, s’abordent : Bailly abattu, l’air anxieux, Lafayette, empesé, portant beau, presque narquois. Survient Beauharnais, le président de l’Assemblée, qui, lui aussi, court chez le commandant général, et tous trois, hâtant le pas, poussés dans la foule, traversent le pont Royal, s’engagent à droite sur le quai et entrent au Carrousel par le guichet de Marigny[1].

La place est un océan orageux. Sur les toits des corps de garde, aux croisées des baraques qui enclosent les cours du château, aux fenêtres de la façade, aux rebords des toits, sur les cheminées, aux girouettes, partout, des têtes, des bras nus, des faces rouges, des fichus blancs, des redingotes, des chapeaux levés, des jupes gaies, des uniformes clairs, un fourmillement, un chaos, d’où s’élève une rumeur lointaine, changée en clameur subite, à l’apparition de Lafayette. Un chemin se creuse dans la foule ; il passe, correct et rigide, menacé, insulté, bafoué, vite entouré par les officiers restés dans la cour des Princes,

  1. Thierry, à l’article Écuries du Roi, I.