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foule se précipitait à sa rencontre, l’entourait, le pressait, l’acclamait[1] ; on voulait toucher et caresser son cheval blanc qui, à l’imitation de son maître, accueillait ces hommages avec une patience infatigable et une satisfaction non dissimulée. Ce cheval blanc, qui joua son rôle dans l’histoire, était au dire des uns — les enthousiastes — une bête merveilleuse, qui avait coûté 1 500 louis et dont on contait des prodiges[2]. Selon d’autres, — les détracteurs, — c’était un roussin cagneux et fourbu, appelé l’Engageant, réformé du manège des pages où les commençans n’en voulaient plus. Cette divergence est un témoignage des difficultés qu’on éprouve à découvrir le vrai dans l’histoire. Quoi qu’il en soit, le cheval de Lafayette était célèbre ; les Parisiens l’avaient surnommé Jean Leblanc et professaient pour lui une sorte de culte superstitieux[3].

Quand le commandant général mit pied à terre devant le perron de l’Hôtel de Ville, il s’éleva de la foule un long murmure de reproche ; bien des gens ne prenaient pas la peine de cacher leurs larmes, et c’était, comme aux Tuileries, une incessante lamentation : « Le Roi est parti ! » Le peuple de Paris se sentait orphelin. Lafayette eut un mot heureux : — « Mes enfans, dit-il, la liste civile de Louis XVI était de 23 millions ; tous les Français héritent aujourd’hui d’une livre de rente. » Il n’en fallait pas plus, à ce grand enfant qu’est le peuple, pour occuper un instant son esprit et le distraire de sa douleur. Quelques voix crièrent : bravo ! D’autres ajoutèrent : plus de roi ! Et comme le général se trouvait en verve, il conclut : — « Vous appelez cette fuite un malheur ! Quel nom donneriez-vous donc à une contre-révolution qui vous priverait de la liberté[4] ? » Cette fois, il fut applaudi, sa haute silhouette, aristocratique et grêle, se profilait sur le perron de la maison commune ; il salua, en acteur, d’un geste rond et, prenant le bras de Bailly, il entra dans l’Hôtel de Ville.

Dix heures sonnaient à ce moment ; la cloche municipale vibrait encore, quand éclata un coup de canon auquel répondit un

  1. Aventures de guerre au temps de la République et du Consulat, par A. Moreau de Jonnès, 1858.
  2. Mémoires au général baron Thiébault.
  3. Souvenirs d’un page de la Cour de Louis XVI, par Félix, comte de France d’Hezecques, baron de Mailly.
  4. Mémoires du marquis de Lafayette.