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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/738

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cri de la foule ; deux minutes plus tard un autre coup, puis un troisième encore : c’était la batterie placée au terre-plein du Pont-Neuf, qui donnait ainsi le signal de détresse ; les cloches, toutes, tintaient lugubrement, et, au fond des rues, le long des berges, des tambours circulaient battant la générale. Telle était l’hygiène néfaste imposée aux Parisiens : le canon, le tambour et le tocsin produisaient, sur ce peuple impressionnable, un effet si certain, qu’on a, depuis longtemps, rayé de son régime ces dangereux excitans ; mais on s’appliquait alors plus qu’aujourd’hui à la mise en scène ; et pendant ces premières périodes de la Révolution, il semble que Paris se complût à bien jouer sa comédie qu’il savait très regardée. Certains mêmes outrèrent : ce jour-là, à l’appel du tambour, on vit défiler le cortège ridicule des malades de l’hôpital du Gros-Caillou, qui, pris de vertige, avaient forcé la garde, et s’avançaient, armés tant bien que mal, dans leurs houppelandes d’infirmerie. Le trait fut jugé sublime.

Ce qui jetait ainsi l’émoi, c’était moins la désertion du Roi que la prévision assurée d’une « Saint-Barthélémy de patriotes. » Chacun était convaincu que le départ de la famille royale allait être le signal d’épouvantables représailles. « Nous nous considérions sous le couteau, » écrivait Mme Roland[1]. On estimait unanimement que cette disparition de l’Exécutif n’était qu’un prologue, et que la tragédie allait suivre ; on ne pouvait s’imaginer qu’une si extrême détermination ne fît point partie d’une vaste machination contre-révolutionnaire ; quand on vit que rien n’arrivait, et que cette hégire n’était qu’une escapade, on respira plus librement ; mais pendant toute cette matinée du 21, la ville se crut dans la situation du condamné qui, les yeux bandés, attend le commandement du feu qui va l’abattre.

Dans son besoin de se sentir protégée, elle se pressait toute contre l’Hôtel de Ville, où la vue du cheval blanc, tenu en main, la réconfortait un peu, puis elle se portait vers le manège des Tuileries, où siégeait l’Assemblée nationale, et contemplant les longs murs du bâtiment bas, presque enfoui derrière un enchevêtrement de baraquemens annexes, d’auvens de planches, de tentes en coutil rayé bleu et blanc, les bonnes gens se disaient, sans grande confiance, pour se rassurer : — « Notre roi est là-dedans : Louis XVI peut aller où il voudra. » Et là, encore,

  1. Lettre à Bancal, 23 juin 1791.