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exceptionnelle en matière de finances et d’économie politique faisait rechercher son avis et lui donnait une influence sérieuse. On en eut une preuve éclatante dans le vote de la Constitution de 1875. On sait qu’elle ne fut adoptée qu’à une voix de majorité. Or, Lavergne avait réuni autour de lui un certain nombre de ses collègues, ou plutôt quelques députés, qui, rendant hommage à ses lumières et à l’indépendance de son caractère, venaient d’eux-mêmes chercher auprès de lui les directions de leur politique. On les appelait le « groupe Lavergne. » Que ferait ce groupe ? Quelle ligne de conduite adopterait-il dans la question si grave de la Constitution ? Allait-il se prononcer pour la proclamation immédiate de la République ou pour la continuation du régime innomé sous lequel la France avait vécu depuis 1870 ? Dans la notice autobiographique qu’il a laissée, Lavergne indique en ces termes les raisons qui l’ont décidé en faveur de la République : « A l’Assemblée, toutes mes préférences ont été pour la monarchie constitutionnelle, mais, quand il m’a été démontré que cette monarchie était impossible, je me suis rallié à la République libérale et conservatrice. » En prenant cette résolution, il faisait à son patriotisme un véritable sacrifice ; car il n’ignorait pas que certains de ses amis, royalistes déclarés, ne lui pardonneraient point d’avoir fermé le retour à la monarchie.

La Constitution de 1875, pour faire contrepoids aux entraînemens de la démocratie, avait cherché à maintenir dans le Sénat un élément traditionnel par la création de soixante-quinze sénateurs inamovibles. C’était en même temps un moyen d’ouvrir la carrière politique aux supériorités que leurs travaux avaient éloignées de la vie publique. Lavergne était destiné à cette haute dignité par ses lumières, par son caractère et par son passé politique. Il fut élu sénateur inamovible par l’Assemblée nationale, le 13 décembre 1875. Il remplit avec sa conscience accoutumée le mandat dont il était investi. Malheureusement la maladie dont il souffrait et qui devait l’emporter, la goutte héréditaire, faisait chaque jour de nouveaux progrès et lui infligeait des tortures inouïes. Pour comble d’infortune, il eut la douleur de perdre la femme qui, par ses soins attentifs et son zèle intelligent, savait apporter quelque adoucissement à ses maux.

Les Chambres étant encore à Versailles, il ne pouvait songer à faire quotidiennement, comme beaucoup de ses collègues, le