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Vera, et elle est sa conscience. Ce n’est pas elle qui court le risque de se prendre au piège de l’amour qu’elle inspira : elle est affreusement laide, et la laideur est, pour la vertu nihiliste comme pour l’autre, une gardienne incomparable. Au moment précis où tout va finir par un mariage, cette charmante personne nous montrera ce qu’elle sait faire. Car Vera se croit libre : elle ne l’est pas. Elle a naguère contracté avec un camarade de propagande, le prince Boglowsky, un mariage purement fictif et qui n’avait pour objet que d’assurer à Vera son indépendance et au prince l’argent de Vera : depuis lors, le bruit s’est répandu que Boglowsky est mort en prison. Tatiana le ressuscite à l’instant opportun. La nihiliste retournera auprès de son époux et compère. Le jeune bourgeois épousera une petite cousine, bourgeoise comme lui. Ainsi chacun restera dans sa sphère, fera ménage dans son monde et remplira sa destinée.

Les auteurs ont-ils voulu montrer qu’entre la société bourgeoise et les groupes anarchistes, il y a incompatibilité ? La démonstration ne serait certes pas inutile ; mais elle était tout de même assez facile à faire. Apparemment MM. Donnay et Descaves ont eu un dessein plus subtil et de plus de portée. Peintres de mœurs, ils se sont proposé de peindre un des travers les plus agaçans de certains bourgeois d’aujourd’hui. Nous avons nos anarchistes de salon, aussi ardens à réclamer le bouleversement de notre organisation sociale que jaloux de conserver les privilèges qu’elle leur assure. C’est une des plus récentes formes du snobisme. Orgon, depuis qu’il s’était coiffé de son Tartufe, était devenu parfaitement idiot. De même la famille Lafarge, depuis qu’elle s’est engouée de nihilisme. Julien proteste que si Vera devient sa femme, il entend qu’elle reste en rapports suivis et confidentiels avec ses amis. Et ils sont jolis, les amis de Vera ! C’est un régal pour un mari de savoir que sa femme passe une partie de son temps dans le bouge où nous trouvons Vera, au troisième acte, entre une toquée, un vagabond, et un mouchard. Encore, chez Julien, l’amour explique-t-il tous les aveuglemens. Mais chez les parens Lafarge ! Cette Vera reniée par son père, adoptée par un commis voyageur en révolution, mariée une première fois à un gentilhomme déclassé, flanquée de cette furie de Tatiana et poussée d’aventure en aventure sur les routes du vaste monde, quelle belle-fille ! Et que voilà bien l’épouse de tout repos qu’une" mère prudente rêve de consacrer au bonheur de son fils ! Mme Lafarge n’a garde de considérer le projet de cette union monstrueuse comme une de ces calamités qui parfois bouleversent et renversent les familles. C’est elle qui se fait