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auprès de Vera l’avocate de son fils. Quant à Lafarge père, en apprenant le consentement de sa future bru, il en pleure d’attendrissement. Ces gens sont stupides. Ils se mettent soudain en contradiction violente avec toutes leurs habitudes, toutes leurs idées, tous leurs préjugés. Ils étaient jusqu’alors de ceux qui ne plaisantent pas avec la respectabilité ; c’est maintenant leur marotte de braver l’opinion. Ils étaient scrupuleux sur le choix de leurs hôtes : ils admettent à leur table une espèce de vagabond, dont les propos sont cyniques et le linge assorti. Ils sont bons chrétiens : ils se préparent à avaler la pilule du mariage uniquement civil. C’est une possession. C’est un cas de folie. Quos vult perdere Jupiter dementat.

Du côté des nihilistes, deux types sont particulièrement bien venus. D’abord Gregoriew. Il est vrai que son rôle est parfaitement inutile : il est toujours en scène et il ne sert à rien. Mais les auteurs ont pensé qu’il plairait assez par lui-même et qu’on ne se lasserait ni de voir sa face épanouie, ni d’entendre les éclats de sa voix joyeuse. Gregoriew est le nihiliste errant. Dès qu’il apparaît dans un pays, il est sûr de ce qui va se passer : un bon arrêté d’expulsion le force à déguerpir. Cela ne le trouble guère : l’habitude est prise ; d’ailleurs, comme le sage antique, il porte sur lui son vestiaire ; il en est quitte pour reprendre son bâton de voyageur et sa besace de philosophe : et il sait qu’on dort très confortablement sur les bancs des promenades. Rien ne prévaut contre sa belle santé et sa belle humeur. Jovial et familier, il vous tutoie au bout de cinq minutes, et vous emprunte votre bourse au bout d’un quart d’heure. Le charmant homme ! Aussi est-il, pour la Cause, le plus précieux des auxiliaires. C’est lui qui établit la communication entre les frères lointains, ranime le zèle défaillant des uns, prévient la défection des autres, recueille les fonds nécessaires à l’évasion d’un camarade, à l’impression des brochures, à la confection des bombes. Il est d’ailleurs, à l’occasion, solennel et bénisseur, et il a des homélies toutes prêtes pour les mariages où l’on se passe du curé. On devine qu’il y a dans la trouble biographie de ce vieux drôle plus d’un passage ignoble ou odieux. C’est justement ce qui donne plus de prix à sa bonhomie et à sa cordialité toute ronde. Il nous fait songer à un autre gredin pareillement sympathique et engageant. Gregoriew est assez bien la dernière incarnation de Vautrin.

En regard de cette gaîté copieuse, la maigreur triste de Tatiana fait contraste. Autant le personnage de Gregoriew est tracé à larges traits et d’un crayon gras, autant on s’est efforcé de dessiner avec sécheresse et raideur la figure de cette vierge noire du nihilisme. Être