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d’une île à l’autre, et des dauphins leur font cortège comme une troupe d’amis. Quel que soit le jour, quel que soit le vent, un port hospitalier est prêt à recevoir le voyageur. Il n’a besoin ni de carte ni de boussole. A quelque endroit qu’il aborde, il entend des voix amies qui l’appellent. Chaque île garde les vestiges de ses dieux et de ses héros. Des chants antiques s’élèvent du fond de l’âme ; on sent Homère comme un vivant. On s’émeut au souvenir des malheurs d’Ulysse, lorsqu’on entend bruire autour de la coque du navire les flots de la mer qui fut le théâtre de ses aventures[1]. »

Geibel s’était démis de ses fonctions, d’ailleurs peu agréables, auprès de l’ambassadeur de Russie ; il quitta la Grèce à la fin du mois d’avril 1840. La famille Brandis avait, elle aussi, dès le mois d’octobre 1839, repris le chemin de l’Allemagne. Curtius resta, pour attendre l’arrivée d’Otfried Muller, qui l’avait initié autrefois aux études antiques, et à qui maintenant il pouvait être utile à son tour par sa connaissance des localités et de la langue moderne. Muller arriva en effet, peu de temps avant le départ de Geibel, accompagné d’un dessinateur que lui avait adjoint le gouvernement hanovrien, et de Gustave-Adolphe Schœll, alors privat-docent à l’Académie des beaux-arts de Berlin, plus tard bibliothécaire à Weimar, et qui se fit connaître par d’utiles travaux sur le théâtre grec et par des publications intéressantes sur Gœthe. Curtius traversa encore une fois avec eux le Péloponèse. Puis ils firent ensemble, pendant les mois les plus chauds de l’année, et à travers des régions en partie marécageuses, ce voyage en Béotie et en Phocide jusqu’à Delphes, qui devait avoir une fin tragique. Le jour, on relevait des inscriptions, qu’on classait et complétait le soir. Muller se forçait au travail, malgré la langueur dont il se sentait envahi. Au retour, il ne put rester à cheval que soutenu par ses compagnons et, à la fin, porté dans leurs bras. Il arriva ainsi jusqu’à Kasa, l’ancien bourg d’Eleuthères, où une voiture que le roi Othon avait envoyée au-devant de lui le reprit pour le ramener à Athènes. Il expira trois jours après, le 1er août 1840. « A vrai dire, écrit Curtius, la fièvre qui le minait était la fièvre du travail. L’étude était chez lui une passion dont il n’était pas maître... Il s’obstinait, malgré mes pressantes supplications, à offrir aux ardeurs du soleil sa tête

  1. Naxos, dans Alterthum und Gegenwart, 3e volume.