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sera pas uniquement dû au souvenir de votre ancien maître. »

Ce premier volume se présentait, en effet, sans aucune de ces notes critiques où l’auteur montre qu’il n’a rien avancé que sur preuves, et où il réfute victorieusement les opinions contraires. Les deux volumes suivans furent accompagnés d’un petit nombre de remarques rejetées discrètement sur les dernières pages. Mais un ouvrage dépouillé de tout appareil scientifique, et qui n’en contenait pas moins de grandes nouveautés, ne pouvait manquer de scandaliser les érudits. Plus tard, au moment de publier la cinquième édition, Curtius disait, dans une lettre à Jacques Bernays : « Les savans de profession font la grimace devant mon Histoire, mais le succès me console de leurs dédains. Nos bons savans allemands secouent les épaules, quand un livre est lisible et que la sueur ne perle pas sur le front de l’auteur. J’ai la conscience de n’avoir épargné aucune peine, mais je me suis fait un devoir de ne pas étaler mon travail. J’ai voulu faire un livre que tout homme vraiment cultivé puisse lire d’un bout à l’autre. L’abîme qui sépare encore les savans des laïques est un reste fâcheux de barbarie. »

Les nouveautés se trouvaient surtout dans le premier volume. On sait que Curtius s’est efforcé de réagir contre l’opinion, alors courante, d’après laquelle la civilisation grecque aurait été absolument autonome et autochtone, sans lien avec ce qui l’avait précédée, et sans rapports sensibles et déterminans avec ce qui l’entourait. Il lui donne pour berceau, non pas le continent grec, mais la mer Egée, « la mer hospitalière, » et l’Asie Mineure, « ce pont jeté entre l’Orient et l’Occident. » Il admet même, à l’origine de l’histoire grecque, une civilisation semi-asiatique, ayant son siège sur les côtes de l’Ionie, de la Lydie et de la Phrygie, une civilisation multiple et variée dans ses formes, et déjà arrivée à sa complète maturité, au moment où la Grèce européenne commence à se civiliser. Le monde d’Homère n’est pas, selon lui, un monde dans l’enfance, mais un monde tout fait, déjà, même presque évanoui, et dont le souvenir se perpétue dans la poésie. C’est surtout dans les lettres d’Ernest Curtius à son plus jeune frère George, linguiste et grammairien distingué, qu’on peut suivre les progrès de son travail et voir son plan se fixer peu à peu. Le 8 janvier 1835, il lui écrit :

« Il faut que je donne un aperçu de la civilisation grecque, telle qu’elle se présente dans Homère, et telle qu’elle est attestée