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I

En présence d’une crise comme la guerre russo-japonaise, les gouvernemens, dans leur émoi, se préoccupent des intérêts dont ils ont la garde et cherchent à deviner, avant de laisser voir leurs sympathies, de quel côté penchera la victoire ; plus spontanées et plus sincères sont les préférences des foules : c’est un sens obscur de leurs intérêts, et surtout ce sont leurs instincts et leurs passions qui les leur inspirent, bien plutôt que la raison logique. Beaucoup plus que pour des réalités vivantes, les nations s’enthousiasment pour des fictions ou plutôt pour des réalités transfigurées, qu’elles n’aperçoivent qu’à travers le prisme de leur imagination. De même que ce qui nous séduit dans un roman, c’est d’abord le reflet de nos propres idées, dans le drame de la guerre, l’imagination populaire se projette elle-même sur chacun des deux partis ; ils deviennent sans le savoir les champions des ambitions, des rancunes, des conceptions religieuses ou politiques qui constituent le patrimoine moral de chaque peuple. Il en a été ainsi dans le conflit actuel ; au milieu de l’ardente mêlée des passions politiques, sociales et religieuses, il est apparu comme un facteur nouveau, comme un élément décisif de succès dans les luttes engagées ; c’est pourquoi, dès les premières heures de la guerre, le monde s’est trouvé divisé en amis des Russes et amis des Japonais. Comme les dieux du vieil Homère, les idées, filles ailées de nos esprits, sont descendues elles-mêmes dans l’arène, elles ont pris un corps et elles combattent avec le parti de leur choix ; vaincues avec lui, elles subiront avec lui les conséquences de la défaite.

Agir sur l’opinion, la solliciter lorsqu’elle est hésitante et, lorsqu’elle s’est une fois déclarée, la confirmer dans ses préférences et, comme on dit en argot de presse, la chauffer, c’est la raison d’être et l’objet de cette bataille de fausses nouvelles qui se livre tous les jours dans les colonnes des journaux du monde entier. Ce déluge de victoires apocryphes et de triomphes imaginaires des flottes et des armées du Mikado n’est pas, comme on pourrait le croire, la distraction de quelques désœuvrés ; il décèle un plan dont l’exécution persistante fait assez voir le but : déterminer des courans d’opinion favorables au Japon, jeter le discrédit sur la Russie et sur ses finances, faire croire à la