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ce prodigieux bouleversement du monde jaune. Les augures peuvent se demander s’il y a un « péril jaune, » l’opinion des peuples y croit ; elle redoute ces révolutions de l’Asie qui ont jadis jeté sur l’Occident les vagues successives des invasions barbares ; elle constate que, chaque fois que l’Europe a pris contact avec l’Extrême-Orient, il en est résulté de sanglans épisodes et un progrès nouveau des « jaunes » dans la voie des armemens et dans la haine des « étrangers. » Quoi qu’on en pense, le « péril jaune » apparaît, dès maintenant, dans l’imagination des peuples, tel que l’a représenté dans son fameux dessin l’empereur Guillaume II : dans un décor d’incendie et de carnage, les hordes japonaises et chinoises se répandent sur l’Europe, foulant aux pieds les ruines de nos capitales, détruisant nos civilisations anémiées par toutes les jouissances du luxe et corrompues par l’orgueil de l’esprit. Ainsi, peu à peu, commence à se dégager cette idée que, même si un jour doit venir (et ce jour ne semble pas proche) où les peuples européens cesseront d’être, les uns pour les autres, des ennemis et même des rivaux économiques, il leur restera des luttes à soutenir et ils verront encore se dresser devant eux, comme un péril nouveau, l’homme jaune et l’homme noir. Le monde civilisé s’est toujours organisé en face d’un adversaire et contre lui : pour le monde romain, ce fut le « barbare ; » pour le monde chrétien, ce fut l’Islam ; il se pourrait que, pour les sociétés de demain, l’adversaire fût le « jaune. » Ainsi réapparaît cette notion nécessaire, sans laquelle les peuples ne se connaissent, pas eux-mêmes, de même que le « moi » ne prend conscience de son être qu’en opposition avec le « non-moi : » l’ennemi.

Enfin, le bruit de la bataille a rendu plus sensible cette impressionnante présence que les hommes s’efforcent toujours d’oublier, sans laquelle rien de grand ne s’est jamais fait et ne se fera sur la terre, qui engendre les sacrifices, les dévouemens et les vertus, comme la douleur engendre la joie, qui enfin peut seule donner à la vie son vrai sens et son exacte valeur : la présence de la mort.


RENE PINON.