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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/469

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« On répète souvent une réflexion de Kant, qui disait que deux choses excitaient son respect : le ciel étoile au-dessus de lui et la conscience morale au dedans de lui. C’est là un sentiment que, pour ma part, je ne partage point. Chez moi, le respect a été particulièrement produit par trois choses : la mer, une grande montagne, et de belle musique dans une cathédrale. Encore la première de ces trois choses a-t-elle beaucoup perdu de son pouvoir sur moi, sans doute par le fait d’une trop longue familiarité. »


Si vraiment Herbert Spencer n’a écrit lui-même sa biographie que pour empêcher que personne autre pût se charger de l’écrire, on devra reconnaître que sa précaution n’a pas été heureuse. Peut-être un autre biographe aurait-il négligé de nous révéler que les grands-parens de la mère du philosophe, qui s’appelaient Brettell, se piquaient de descendre de la famille française des Breteuil ; peut-être ne nous aurait-il point parlé des longues et vaines démarches faites en 1867 par Spencer pour découvrir si c’étaient des Brettell de sa famille qui, jadis, s’étaient alliés avec des Shakspeare : du moins, aux faits qu’il aurait notés il n’aurait pas manqué de donner le relief et la proportion sans lesquels ils demeurent pour nous comme s’ils n’existaient pas. Mais, au reste, je ne crois pas que le motif allégué par l’auteur des Premiers Principes soit le seul, ni même le principal, qui l’ait conduit à s’engager dans une telle entreprise. Il n’était pas sans savoir que plus d’un grand homme de son pays, et dont le nom avait été plus encore que le sien « familier au public, » avait cependant réussi à éviter que personne s’occupât, après sa mort, d’écrire le détail de sa biographie. Et s’il a lui-même employé tant d’années à écrire la sienne, c’est précisément qu’il voulait qu’elle fût écrite, et qu’elle nous le représentât tel qu’il s’est représenté à nous, c’est-à-dire, à la fois, comme un philosophe qui ne doit rien à personne, et comme l’unique philosophe véritable qu’il y ait jamais eu.

Car, d’année en année, dans l’âme de ce solitaire, s’était amassée une vanité naïve et énorme, dont chaque page de ses deux volumes vient nous apporter quelque preuve nouvelle. Chaque page, oui : on peut affirmer cela sans exagération. Aux premières lignes de la préface, Spencer, après nous avoir dit « qu’une histoire naturelle de lui-même lui semblait devoir former un supplément utile à ses autres livres, » ajoute : « Que, ni dans mon enfance ni dans ma jeunesse, je n’aie reçu une seule leçon de langue anglaise, et que jusqu’à l’heure pressente je n’aie jamais appris les moindres élémens de la syntaxe, ce